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l’adoration du Crucifix. La Grande-Duchesse Élisabeth ne fait d’ailleurs que de rares et brèves apparitions à Tsarskoïé-Sélo[1].

D’où vient, chez la Grande-Duchesse Élisabeth et sa sœur l’Impératrice Alexandra, cette prédominance extraordinaire des facultés mystiques ? Elle me paraît leur avoir été léguée par leur mère, la Princesse Alice, fille de la Reine Victoria, qui fut mariée en 1862 au Prince héritier de Hesse-Darmstadt et qui mourut en 1818, à l’âge de trente-cinq ans.

Élevée dans l’anglicanisme le plus austère, la Princesse. Alice conçut, peu après son mariage, une étrange passion, toute morale et intellectuelle, pour le grand théologien rationaliste de Tubingue, le célèbre auteur de la Vie de Jésus, David Strauss, qui mourut quatre ans avant elle.

Sous des allures de philistin souabe et de pasteur défroqué, David Strauss était romanesque. A l’aurore de sa renommée, il avait subi la tentation de l’amour : le rempart de ses livres n’avait pas suffi à le défendre contre les sortilèges de l’ « éternel féminin. » Une jeune inconnue, éprise de sa gloire naissante, s’était offerte à lui, comme Bettina d’Arnim à Goethe. Il avait respecté cette fleur candide ; mais, rien qu’à la respirer, il avait goûté le poison mortel. Quand le calme lui était revenu, il avait pu se comparer « à ces fakirs de l’Inde qui se flattaient d’acquérir une gloire surhumaine par des mortifications héroïques et à qui la divinité jalouse envoyait des visions de femmes pour les séduire. » Quelques années plus tard, une autre magicienne avait de nouveau bouleversé sa vie studieuse. Cette fois, ce n’était plus un lys de candeur germanique ; c’était une créature perverse, une cantatrice d’un grand talent et superbement belle, Agnès Schébest. Il l’avait aimée avec fureur, au point que, ne pouvant plus se passer d’elle et craignant toujours de la perdre, il l’avait épousée. Naturellement, elle

  1. Arrêtée par les Bolchévicks au printemps de 1918, la Grande-Duchesse Élisabeth fut internée dans la petite ville d’Alapayewsk, au nord d’Ekaterinbourg. Dans la nuit du 17 au 18 juillet, vingt-quatre heures après le massacre de l’Empereur, de l’Impératrice et de leurs enfants, elle fut assommée à coups de crosse et jetée dans un puits de mine. Ses restes furent recueillis quelques semaines plus tard, quand l’armée de l’Amiral Koltchak approcha de l’Oural. Après des vicissitudes multiples, son cercueil fut apporté à Pékin : il va être inhumé à Jérusalem, dans le couvent russe de « Sainte-Marie-Madeleine aux Portes du Jugement. »