Kremlin, où elle organisait un ouvroir de la Croix-Rouge pour les armées de Mandchourie. Au bruit formidable de l’explosion, elle accourut, telle qu’elle était, sans chapeau. On la vit se jeter sur le corps de son époux, dont la tête et les bras, arrachés du tronc, gisaient parmi les débris de la voiture. Puis, revenue au Palais grand-ducal, elle s’absorba dans une prière ardente.
Durant les cinq jours qui devaient encore s’écouler avant la célébration des funérailles, elle ne cessa de prier. Cette longue oraison lui inspira une démarche singulière. La veille des obsèques, elle manda le Préfet de police et lui ordonna de la conduire immédiatement à la prison Taganka, où Kalaïew attendait sa comparution devant la Cour martiale.
Introduite dans la cellule de l’assassin, elle lui demanda : « Pourquoi avez-vous tué mon mari ?… Pourquoi avez-vous chargé votre conscience d’un crime aussi affreux ?… » Le prisonnier, qui l’avait d’abord accueillie d’un regard méfiant et farouche, observa qu’elle lui parlait avec douceur et qu’elle disait, non pas le Grand-Duc, mais : mon mari. « J’ai tué Serge Alexandrowitch, répondit-il, parce qu’il s’était fait l’instrument de la tyrannie et l’exploiteur des ouvriers. Je suis, moi, un justicier du peuple socialiste et révolutionnaire. » Elle reprit avec la même douceur : « Vous vous trompez. Mon mari aimait le peuple et ne rêvait que son bien. Aussi, votre crime est sans excuse. N’écoutez donc plus votre orgueil et repentez-vous. Si vous entrez dans la voie du repentir, je supplierai l’Empereur de vous laisser la vie sauve et je prierai Dieu de vous pardonner comme je vous ai déjà pardonné moi-même. » Touché autant que surpris de ce langage, il eut la force de lui dire : « Non, je ne me repens pas. Je dois mourir pour ma cause ; je mourrai. — Alors, puisque vous m’enlevez tout moyen de vous sauver la vie, puisque vous allez certainement comparaître bientôt devant Dieu, faites que je puisse au moins sauver votre âme. Voici l’Évangile ; promettez-moi de le lire attentivement jusqu’à l’heure de votre mort. » Il fit de la tête un geste négatif ; puis il répondit : « Je lirai l’Évangile, si vous me promettez, vous, de lire ce journal de ma vie, que j’achève d’écrire, et qui vous fera comprendre pourquoi j’ai tué Serge Alexandrowitch. — Non, je ne lirai pas votre journal… Il ne me reste plus qu’à prier encore pour vous. » Et elle sortit de la cellule, en laissant l’Évangile sur la table.