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Mme L…, et il l’affola tellement qu’elle allait partout criant son amour et se glorifiant de sa honte.

Par ces exploits qui se répétaient sans cesse, le prestige de sa sainteté grandissait chaque jour. Dans les rues, on s’agenouillait sur son passage ; on lui baisait les mains ; on touchait le bas de sa touloupe ; on lui disait : « Notre Christ, notre Sauveur, prie pour nous, pauvres pécheurs ! Dieu t’écoutera… » Il répondait : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous bénis, mes petits frères… Ayez confiance ! Christ reviendra bientôt. Patientez, en souvenir de son agonie ! Par amour de lui, mortifiez votre chair !… »

En 1905, l’archimandrite Théophane, recteur de l’Académie théologique de Pétersbourg, prélat d’une très haute piété, confesseur de l’impératrice, eut la fâcheuse inspiration d’appeler à lui Raspoutine pour observer de près les effets merveilleux de la Grâce dans cette âme ingénue que les Puissances démoniaques tourmentaient si furieusement. Touché de sa ferveur candide, il l’introduisit et le patronna dans sa clientèle dévote, qui comptait beaucoup de spirites. Grigory n’eut qu’à paraître pour ébahir et fasciner cette société oisive, crédule, adonnée aux plus absurdes pratiques de la théurgie, de l’occultisme et de la nécromancie. Dans tous les cénacles mystiques, on s’arrachait le prophète sibérien, « l’élu de Dieu. »

Par un phénomène étrange d’illusion collective, le prestige du staretz ne s’affirmait nulle part plus fortement que dans les milieux graves, parmi des personnes d’une conduite et d’une moralité exemplaires.

Il ne fallut pas moins que des recommandations si respectables pour que les souverains consentissent à recevoir Raspoutine : c’était dans l’été de 1907.

Cependant, à la veille même de lui accorder une audience, l’Empereur et l’Impératrice eurent un dernier scrupule. Ils prirent conseil de l’archimandrite Théophane, qui les rassura pleinement : « Grigory Efimowitch, leur dit-il, est un paysan, un simple. Vos Majestés auront profit à l’entendre, parce que c’est la voix de la terre russe qui s’exprime par sa bouche… Je sais tout ce qu’on lui reproche…. je connais ses péchés : ils sont innombrables et le plus souvent abominables. Mais il y a en lui une telle force de contrition et une foi si naïve dans la miséricorde céleste, que je garantirais presque son salut éternel. Après