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Et cette première version se termine par le même mot de Gabrielle :

« O poète, je t’aime ! »

Dans sa vertueuse et jeune indignation, Augier croyait ne pouvoir jamais marquer de traits assez noirs le portrait de l’amant néfaste et détesté. Il ne l’a pas ménagé, on vient de le voir, et il est difficile de se représenter un être plus pleutre, plus vil, plus cynique. Stéphane savait trouver de belles phrases pour troubler l’épouse de celui qui l’accueillait comme un fils, mais lorsque celle-ci, se refusant au mensonge, lui offre sa vie, il recule devant les responsabilités, il compte ses ressources, il est lâche, hypocrite, et se dérobe avec les plus viles excuses. Voilà donc ce qu’était en réalité cet amant dont les livres et le théâtre vantaient la noblesse et la beauté, à qui l’on reconnaissait tous les droits, dont on ennoblissait tous les crimes au nom de l’Amour-Roi, au nom de la Fatalité. Augier lui arrachait le panache, la cape et l’épée, les oripeaux brillants, et jetait à la foule ce pantin dépouillé dont elle n’avait plus qu’à rougir.

Cette première conception de Gabrielle était certainement la plus logique, mais théâtralement, elle était impossible. D’abord, au dénouement, le danger n’était pas écarté. Gabrielle avait reçu la preuve que Stéphane était un goujat, mais son imagination pouvait la porter à attendre un héros plus magnifique. Puis, le mari restait un peu ridicule, trop anodin, banal, et « prédestiné, » comme dit Balzac. Gabrielle était ridicule de ne pas deviner plus tôt la bassesse de Stéphane ; odieuse de partir sans regret ; et de voler au mari l’enfant aimé. De plus, le revirement de Gabrielle était provoqué par un moyen de comédie.

Satisfait d’avoir foulé aux pieds l’amant romantique, Augier vit que sa tâche n’était qu’à moitié accomplie, puisqu’il laissait le mari sans auréole et que le foyer n’était pas définitivement exorcisé. Il eut alors la belle idée d’humilier les coupables sous la beauté morale de la victime, de montrer en ce notaire les plus belles qualités de droiture, de courage et de générosité, et de lui faire ainsi mériter le beau nom de poète que lui donne sa femme reconquise et désabusée.

Nous allons maintenant voir Emile Augier se dresser contre la courtisane, la poursuivre, la chasser de la famille et la jeter sous le pistolet du marquis de Puygiron. Nous allons le voir