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avec notre ministre et ensuite tout à la ville où Sailly me guide à souhait, heureux comme moi de cette amicale rencontre. La drôle de ville ! Ça n’a pas l’air d’être « pour de vrai, » cette capitale poussée si vite. C’est qu’aussi c’est si récent ! Les vieux que je croise ont vu de leurs yeux, il y a cinquante ans, sous la domination turque, la Caléa-Vittoriéi, leur rue de Rivoli, bordée de gens empalés. On a été vite en besogne depuis qu’on est maître chez soi, mais rien n’est plus toc que ces petits palais, ces petits jardins publics, ces petites maisons à petites colonnes, à petits frontons, ces faux Champs-Élysées, bordés d’un faux Bois de Boulogne de deux cents mètres de profondeur. Ce qui est resté « nature, » c’est le marché, déjà bazar oriental, où je bibelote en flânant, tout joyeux de ces toujours amusants contacts indigènes. Comme me le dit Sailly, les Occidentaux trouvent Bucarest orientât, les Orientaux le trouvent européen ; c’est bien un trait d’union. Et au sortir du marché la promenade continue. Et toujours cette impression d’une ville de guinguettes. Les 270.000 habitants occupent une surface grande comme le tiers de Paris, pour que leurs toutes petites maisons d’un étage, noyées dans des jardinets, s’espacent à l’aise et ç’a été construit sans plan. On ne comprend rien aux rues. C’est enchevêtré, touffu, sans une bâtisse pittoresque. Mais la vie vivante y est bien amusante : les boutiques sont bariolées d’enseignes parlantes où sont représentés tous les objets en vente, comme à Pesth, comme en Russie, comme dans tous les pays illettrés, où renseigne écrite serait muette.

Tout le quartier populaire a l’aspect d’un bazar, les marchands s’y groupent par corps de métiers, des popes sordides à longs cheveux, à toques de juges, font eux-mêmes leur marché, tandis que les rues sont sillonnées de paysans apportant les broderies et les tapis, de marchands ambulants dont la marchandise pend aux deux extrémités d’un bâton sur l’épaule : ustensiles et victuailles, chaussures et agneaux entiers. D’autres, comme à Alger, crient des boissons fraîches dans des bidons joliment garnis de cuivreries et peinturlurés comme un tambour du XVIIIe siècle.

Beaucoup d’églises de cultes variés. J’ai visité les deux plus belles églises grecques, conduit par des popes crasseux se jetant sur le bakschich : l’aspect connu des églises grecques, l’autel caché, la profusion d’images, d’icônes, de lampes, de mosaïques et d’or.