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la plaine de partout au soleil couchant et je cherche malgré moi les fours de Chartres, — justement les voici : c’est trop fort ! Je me frotte les yeux et consulte le guide ; ce sont simplement les clochers de l’église de Felegyhaza : l’illusion était complète. Pauvres de nous, imaginatifs, qui passons sans nous émouvoir à côté de l’impression quotidienne, mais à qui suffit de l’étiqueter d’exotisme pour chevaucher en plein emballement. Bref, vous fûtes cent fois de Châteaudun à Paris, en été : vous avez vu la Hongrie.


6 heures et demie, en dépassant Szegedin.

Eh bien ! non, ce n’est pas la Beauce, la plaine s’est repeuplée et c’est bien une note locale, le trait d’union avec l’Orient que donnent les costumes blancs des travailleurs des champs : sont-ce des haïks et des burnous ou des pantalons et des vestes ? On ne sait pas à quelque distance, mais c’est bien une impression arabe, et, à voir ces troupeaux de moutons noirs gardés par deux gars dont les jambes et les bras bronzés sortent des draperies blanches, on se croirait en pleine vallée du Chelif.

Il est 8 heures. Je m’étais endormi dans ma cabine. On vient de me réveiller pour dîner. Les champs de blé s’allongent. La plaine hongroise s’étend à l’infini ; l’horizon si loin, si loin, s’arrête durement comme une ligne d’épure et la voûte du ciel repose sans une brisure sur la vaste plaine, en feu au couchant, gris pâle au levant, où monte la nuit. Et voici qu’un feu pique sa note claire et vivante tout près de nous, rappelant qu’il y a de petits hommes, tout petits, mais porteurs de lumière et de vie dans cette large, mystérieuse et dure nature.


Mardi, 23 mai.

Toujours en wagon restaurant, mais ce n’est plus le même : cette nuit, j’ai laissé à Orsova le train autrichien pour prendre le wagon roumain accroché à Craïowa.

10 heures du matin, à la station de Caesci, à mi-chemin de Pitesci à Bucarest. A la barrière, trois femmes dont une ceinture voyante éclaire les haillons, la tête enveloppée à l’orientale, portant sur l’épaule une double charge de poteries rouges. Sur le quai, des paysans au pantalon serré par des lanières, tels ceux des anciens Daces, au gilet brodé, à la veste de laine galonnée, les uns en feutre breton, d’autres en bonnets de