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Etats, ou pour mieux dire de ces États nouvellement arrangés, et, hier en guerre, la principale matière dont on pratique l’échange est encore le coup de fusil. Il faut considérer comme un progrès que ce ne soit plus le coup de canon.

Mais je passe sur tout cela et sur bien d’autres choses encore pour en arriver au but de mon voyage, la belle, la pittoresque, la grande Roumanie. La nouvelle frontière est maintenant bien en deçà de ces majestueuses Portes de Fer où le Danube limoneux et gris, — rien du Beau Danube bleu ! — pareil à un grand sabre luisant à la courbe redoutable, sépare d’une entaille cyclopéenne les Carpathes et les Balkans, ces deux vertèbres de l’Orient. Sitôt la frontière roumaine franchie j’éprouve cette même sensation que les scintillantes Pléiades me donnèrent à Insprück, la sensation d’avoir retrouvé ce qu’on aime : c’est que le doux parler français est maintenant la règle. Non seulement dans la haute société, mais dans toute la classe moyenne du Roumanie, il n’est presque personne qui ne parle, français, et qui ne le parle très bien. Ce sentiment d’être dans une autre France qu’on éprouve ici, et que fortifie le pur type latin des Roumains et la grâce spirituelle et fine, et pour tout dire, si parisienne des Roumaines, ce sentiment, mes hôtes vont s’efforcer par mille délicatesses, par toutes les gentillesses d’une hospitalité gracieuse, de l’ancrer si bien en moi, que vraiment parfois je me demanderai si je ne suis pas un peu en France.

Et alors, aux heures de grisailles, à ces instants que les joies les plus délicieuses laissent filtrer, comme des gouttelettes amères, entre leurs pores serrés, et où une brume malgré tout passe sur le cœur, ce ne sera plus jamais de la France que je sentirai la nostalgie, mais seulement de certains Français, de certaines Françaises. En un mot, dans cette Roumanie si curieuse, si pittoresque, si orientale pourtant, dès qu’on me parle, dès qu’on m’accueille, dès qu’on échange avec moi des idées, le paysage local s’efface, et, au lieu de son exotisme, je sens se dresser en moi les lignes idéales de ce paysage mental que créent les pensées et les sentiments ; et ces lignes sont si françaises que pour un peu je me croirais non pas à l’autre bout de l’Europe, mais dans une de nos provinces franques » dans une de celles où, avec le plus de saveur, les grâces raisonnables de la latinité et le charme local du terroir se mêleraient en un parfum incomparable.