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péremptoire et comme pour me faire la leçon, elle a soutenu que certainement la guerre n’aurait pas éclaté si Raspoutine s’était trouvé à Pétersbourg, au lieu d’être mourant à Pokrowskoïé, quand nos affaires ont commencé à se gâter avec l’Allemagne[1]. Elle a plusieurs fois répété : « Si le staretz[2]avait été là, nous n’aurions pas la guerre. Je ne sais ce qu’il aurait fait, ce qu’il aurait conseillé ; mais Dieu l’aurait inspiré, lui, tandis que les ministres n’ont su rien voir, rien empêcher. Ah ! c’est un grand malheur qu’il n’ait pas été près de nous pour éclairer l’Empereur !… » Je n’ai répondu qu’en haussant les épaules. Mais je voudrais bien avoir votre opinion, monsieur l’ambassadeur, croyez-vous que la guerre était inévitable et qu’aucune influence personnelle n’aurait pu la conjurer ? Je réponds :

— Dans les termes où le problème a été posé par la volonté de l’Allemagne, la guerre était inévitable. A Pétersbourg, comme à Paris, comme à Londres, on a fait tout le possible pour sauver la paix. On ne pouvait aller plus loin dans la voie des concessions ; il ne restait plus qu’à s’humilier devant les Puissances germaniques et à capituler. Est-ce là ce que Raspoutine aurait conseillé à l’Empereur ?

— N’en doutez pas ! me lance Mme P… avec des yeux indignés.


Jeudi, 13 août 1914.

Le Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch me fait savoir que les armées de Wilna et de Varsovie prendront l’offensive demain matin, dès l’aube ; les armées, destinées à opérer contre l’Autriche, suivront de peu. Le Grand-Duc quitte Saint-Pétersbourg

  1. Le 29 juin 1914, Raspoutine, qui venait d’arriver dans son village de Pokrowskoïé, près de Tobolsk, fut frappé d’un coup de couteau dans le ventre par une prostituée de Pétersbourg, Khinia Goussewa, dont il avait été l’amant. Il resta deux semaines entre la vie et la mort. Sa convalescence semble devoir être longue. L’Impératrice lui télégraphie quotidiennement. Khinia Goussewa est enfermée dans un asile d’aliénées. En frappant Raspoutine, elle s’écria : « J’ai tué l’Antéchrist ! » Puis elle tenta de se tuer elle-même. Agée de vingt-six ans, assez jolie, elle réalise le type parfait de la prostituée russe, étant à la fois hystérique, alcoolique et mystique ; on se la représente fort bien dans un roman de Tolstoï ou de Dostoïewsky.
  2. Littéralement : « le Vieillard ». Quoique Raspoutine ait à peine quarante-trois ans, ses adeptes le désignent ainsi, par respect, comme on fait pour les religieux. Le sens exact de staretz est donc plutôt : « le Père » ou « le Vénérable. » D’ailleurs, même dans ce sens, l’appellation est abusive, car Raspoutine est un simple moujik, n’ayant reçu aucun ordre sacré.