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plusieurs fois, ces jours-ci, mon examen de conscience ; j’ai regardé jusqu’au plus profond de moi-même. Ni dans mon cœur, ni dans mon esprit, je n’ai rien découvert qui ne soit absolument dévoué à ma patrie russe. Et j’en ai remercié Dieu !… Est-ce parce que les premiers habitants du Mecklembourg et leurs premiers souverains, mes ancêtres, étaient slaves ? C’est possible. Je croirais plutôt que mes quarante années de séjour en Russie, — tout ce que j’y ai connu de bonheur, tout ce que j’y ai formé de rêves, tout ce qu’on m’y a témoigné d’affection et de bonté, — m’ont fait une âme entièrement russe. Je ne me retrouve mecklembourgeoise que sur un point : ma haine pour l’empereur Guillaume. Il représente, celui-là, ce que j’ai appris, dès l’enfance, à détester le plus : la tyrannie des Hohenzollern… Oui, ce sont eux, les Hohenzollern, qui ont perverti, démoralisé, dégradé, abaissé l’Allemagne, qui ont peu à peu détruit en elle tout principe d’idéalisme et de générosité, de délicatesse et de charité…

Elle exhale ainsi sa colère dans une longue diatribe, qui me fait sentir la rancune invétérée, l’exécration sourde et tenace que les petits États germaniques, jadis indépendants, nourrissent envers la despotique maison de Prusse.

Vers dix heures, je prends congé de la Grande-Duchesse, car un lourd travail m’attend à l’ambassade.

La nuit est claire et chaude ; la lune, très pâle, laisse traîner çà et là, sur la plaine immense et monotone, des écharpes d’argent. A l’ouest, dans la direction du golfe de Finlande, l’horizon se voile de vapeurs cuivrées.

De retour à onze heures et demie, on m’apporte une liasse de télégrammes, arrivés dans la soirée.

Il est près de deux heures du matin quand je me mets au lit.

Trop fatigué pour dormir, je prends un livre, un des rares livres qu’on puisse ouvrir en cette heure de bouleversement universel et de convulsion historique : la Bible. Je relis l’Apocalypse et je m’arrête à ce passage :

Alors, je vis s’élancer un cheval rouan. Et le cavalier qui le montait a reçu le pouvoir d’enlever la paix de la terre, en sorte que les hommes s’égorgent les uns les autres ; une grande épée brillait dans sa main… Puis, je vis s’élancer un cheval pâle. Et le cavalier qui le montait s’appelait la Mort ; l’Enfer le suivait.