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l’absorption du mortel breuvage attirent l’attention du médecin. C’est alors qu’Odette sera vraiment perdue. De penser à cette menace la suscite au lieu de l’arrêter. C’est un suprême danger à braver, — pour lui, pour son amant, pour rester là où il vit, où il respire, où elle peut le disputer à un autre. Elle se sent courageuse et son dernier scrupule s’abolit. Elle retourne vers le lit, pose le verre sur la table de nuit, esquisse un geste pour réveiller la malade et lui donner à boire le poison. Ce geste, elle ne l’achève pas… Elle reste là, retombée sur le fauteuil, comme hypnotisée devant ce verre qui porte en lui la mort. Qu’elle le reprenne, qu’elle jette le poison dans le feu, comme elle y a jeté le remède voici dix minutes, et tout sera réparé. La Sœur pensera qu’elle a fait boire la malade. Ce nouveau petit geste, celui du salut définitif, Odette va pour l’accomplir. Elle ne l’achève pas non plus. Le bruit d’une automobile entrant dans la cour et s’arrêtant sous la fenêtre, lui annonce que son mari lui a renvoyé la voiture. Elle regarde la pendule. Il est tout près de minuit. Demeurer dans cette chambre où elle vient de vivre ces instants tragiques, lui est une souffrance intolérable. L’affreuse action, elle ne peut pas y renoncer. Elle ne peut pas non plus l’oser jusqu’au bout. Un appétit de fuite s’éveille en elle, impérieux, immédiat, irrésistible. Sans regarder derrière elle et dans un élan, elle a ouvert la porte d’un geste délibéré. Cette fois, elle est dans le grand salon. C’est encore la respiration d’une personne endormie, mais si paisible, qui remplit d’un bruit doux et léger la grande pièce obscure. Odette est rassurée par ce signe : aucun de ses mouvements n’est arrivé jusqu’à la Religieuse qui sommeille ainsi. Comme elle est troublée en même temps par le contraste entre la tempête intérieure où sa moralité vient de sombrer et le calme repos de cette pieuse servante d’un Dieu en qui elle ne croit plus ! Pour se délivrer de cette impression, premier sursaut du remords, — ah ! que n’y cède-t-elle tout à fait en rentrant dans la chambre et jetant enfin le poison criminellement préparé ? — elle réveille Sœur Félicité. Elle lui dit qu’elle se sent fatiguée, qu’elle lui demande de la remplacer auprès de la malade. Elle s’en excuse dans un balbutiement où la Religieuse voit une charité pour elle.

— Mais vous êtes trop bonne, madame la comtesse, dit la simple et sainte fille. C’est notre métier, nous faisons ça