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empoisonnement tel que celui dont elle accueillait déjà l’affreux projet. Mais le récit des grandes hécatombes quotidiennes de la guerre finit par insinuer dans les esprits ce sentiment que la vie humaine est peu de chose, et celle de Mlle de Sailhans était réellement si peu de chose, au regard de la femme passionnée et anxieuse, dont les yeux allaient et venaient de cette fiole de poison à ce lit d’agonie ! Si la mourante s’en levait demain, ce serait pour végéter misérablement, dans la dégradation physique et morale, traînant la jambe, disant les mots les uns pour les autres, inhabile à se servir elle-même, impotente, comme Odette se rappelait avoir connu son propre père, mort lui aussi hémiplégique. Et puis, dans ce va-et-vient irraisonné de son esprit, ce souvenir en provoquant d’autres, des épisodes de son enfance ressuscitaient dans sa tête : des souhaits de fête et de bonne année apportés ici. Comme son cœur de petite fille battait alors dans l’attente du cadeau que lui avait préparé tante Naïs ! Ce cœur se réveillant en elle tout d’un coup : « Non, dit-elle à mi-voix, je ne peux pas. » Pour mettre l’irréparable entre elle et l’horrible désir, elle marcha vers la porte du salon. Qu’elle appelât seulement la Sœur, et elle était délivrée. Devant cette porte pendait une tapisserie sous laquelle sa main étreignit la poignée, — qu’elle ne tourna point. Le tableau intérieur avait changé. À cette seconde, elle pensait à son amant, avec une fièvre qui ne laissait plus de place qu’à son amour et à sa jalousie.

— Ah ! dit-elle en secouant sa tête. Il n’y a que cela de vrai : lui, lui !…

Brusquement, les yeux hagards, la bouche frémissante, comme raidie dans une crispation de tout son être, elle revient vers la table de nuit. Elle prend le verre, le soulève pour mieux observer à quelle hauteur monte le liquide préparé par le médecin. Elle va vers la cheminée, jette le contenu dans le foyer qui fume. Elle ouvre le flacon à étiquette rouge. Elle verse dans le verre la quantité de poison suffisante pour que la ligne de tout à l’heure soit atteinte. Une carafe d’eau est posée sur un plateau. Elle lui sert à remplacer dans ce flacon le poison qu’elle en a distrait. A la lueur de la lampe, elle étudie et le verre et le flacon. Aucune différence de couleur qui puisse dénoncer la substitution, ici de l’eau, au poison, là du poison à l’eau. Il y faudrait une analyse. Elle sera faite si les symptômes qui suivront