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d’ivoire, cloué sur une croix de bois noir, détachée elle-même sur un fond de velours d’un rouge sombre. Un cadre sculpté entourait le tout. Ce crucifix, traité dans la sévère et large manière du XVIIe siècle, venait d’un Monseigneur de Sailhans, ami de Bossuet, l’un des rédacteurs, prétend-on, de la fameuse Déclaration du clergé de France en 1682. La vieille demoiselle avait hérité ce magnifique objet, comme l’hôtel, les meubles, les portraits. Elle l’avait placé là comme un symbole de son double culte : sa race et sa foi. Tandis qu’Odette se prononçait mentalement sa phrase sur la triste destinée de l’agonisante, elle releva les yeux et vit ce crucifix. Elle eut un haussement d’épaules qui marquait, à lui seul, la différence des deux générations. Depuis longtemps ce Christ n’était plus pour elle qu’un bibelot précieux, et dont elle admirait le (in travail. En ce moment, elle ne voyait plus, dans cette image protégeant le sommeil de la vieille fille pieuse, qu’un indice d’une illusion à laquelle la dévote avait sacrifié cette « unique vie. » La suite de ce récit expliquera sous quelles influences la jeune femme était arrivée à un nihilisme religieux qui la laissait complètement désarmée devant certaines épreuves et certaines tentations.

— Quelle misère ! murmura-t-elle en se rasseyant pour reprendre sa méditation, aiguillée dans un nouveau sens. Oui, quelle misère que cette existence rétrécie de la vieille demoiselle ! Odette voyait en pensée tante Naïs, — comme elle continuait de l’appeler, — se levant le matin dès la première heure, pour aller jusqu’à l’église. Là, elle entendait une messe, deux quelquefois, quand, tourmentée de scrupules, elle craignait de n’avoir pas suivi la première avec assez de ferveur. Puis, c’était, rentrée chez elle, toute une suite de minutieuses occupations domestiques où elle se noyait. En dépit de son romanesque prénom historique, A thé naïs de Sailhans s’attardait, pareille sur ce point à la plus bourgeoise des bourgeoises, aux insignifiants détails de son intérieur, se minimisant, si l’on peut dire, dans la discussion indéfinie des plus mesquines dépenses. Elle semblait n’avoir, de sa grande fortune, qu’une crainte plus grande d’être dupée. C’étaient ensuite, dans l’après-midi, de monotones visites échangées et reçues, dans un cercle, de plus en plus restreint, d’amies semblables à elle. C’étaient des séances d’œuvres, des retraites, des saluts. Et les journées succédaient aux journées, toutes unies, toutes grises. Les événements