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ses pensées allaient, allaient. — Quelques semaines auparavant, Géraud lui avait annoncé brusquement, pièces sur table, qu’ils étaient presque ruinés. Des cent cinquante mille francs de rente qu’ils possédaient à leur entrée en ménage, à peine, leurs dettes payées, leur en resterait-il quarante mille, et leur existence était montée sur le pied de trois cent mille. A son retour de l’armée, Géraud, effrayé par le désordre de leurs affaires, avait voulu y voir clair. Le résultat avait été cet entretien, continué sur une déclaration, dont Odette avait été sidérée, comme d’un coup de foudre :

— Il est encore temps de rétablir notre situation, mais il n’est que temps. Un seul moyen. Il est radical, mais c’est le seul. Je vous répète : quitter Paris, et nous retirer sur nos terres en Auvergne, à Malhyver. Dès demain, j’y envoie Eberlé, notre architecte, avec mission de mettre le château en état. Il n’y a pas grand’chose à y faire. Mon père a toujours tenu la main à cet entretien. Il s’y était réfugié pendant la Commune. Il en prévoyait une autre et nous gardait cet asile. Ce sera le nôtre. Dans dix ans, notre fils aura vingt ans. Nous relèverons là-bas. J’en ferai un homme et nous lui aurons refait sa fortune.

Contre ce projet, si absolument inattendu, et dont Géraud avait achevé de développer le détail, Odette n’avait dressé aucune objection. Il y avait eu dans son silence autre chose que l’instinctif emploi du grand et sûr procédé de diplomatie féminine : se dérober pour gagner du temps. Elle était demeurée déconcertée par le ton de ferme décision de son mari, non moins que par l’étonnante brusquerie d’une telle nouvelle ; ainsi annoncée sans préparation. N’y avait-il derrière cette volonté que la raison avouée, celle de leur ruine ? Depuis son retour de l’armée, Géraud était, pour elle, un autre homme. Un changement s’était produit en lui, dont elle n’osait pas rechercher le principe, tout simplement parce qu’elle avait elle-même un redoutable mystère dans sa vie de femme. Depuis 1012, elle était la maîtresse d’un ami de son mari, un des convives justement de ce dîner Candale, Xavier de Larzac. Elle l’aimait avec une passion accrue encore par la guerre et les dangers qu’il avait courus. Larzac s’était conduit, en effet, sur l’Yser, à Verdun, en Champagne, avec autant de courage que le camarade d’enfance qu’il trahissait indignement. La nature humaine a de ces