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Alors elle a perdu connaissance et on m’a envoyé chercher. Maintenant, elle repose. Ce qui inquiète Graux, c’est la faiblesse du cœur. Il a ordonné de la digitaline.

— Vous voilà rassurée pour le moment. Vous rentrez avec moi ?…

— Non. Je voudrais veiller la tante encore une heure ou deux pour que Sœur Félicité puisse dormir un peu. Elle a été sur pied toute la nuit dernière. La tante était si agitée ! C’était la crise qui se préparait. Renvoyez-moi la voiture. S’il ne se passe rien, je serai à la maison vers minuit et demi.

— Alors, je vous quitte. J’embrasserai Roger pour vous, si ce petit ne dort pas déjà. Quand nous habiterons Malhyver définitivement, nous vivrons au moins avec notre fils… Au lieu qu’à Paris !…

Un silence tomba entre les deux époux. Géraud de Malhyver avait eu, pour prononcer cette dernière phrase, un regard singulier, anxieux et scrutateur. C’était un homme de trente-cinq ans qu’un éclat de grenade reçu sous Verdun marquait à la joue d’une large et profonde cicatrice. Cette noble défiguration donnait aux traits, naturellement heurtés, de son visage, une dureté tragique, démentie par l’expression méditative de ses yeux bleus. Ce contraste était rendu plus sensible par un autre : sous le drap mince du frac de soirée se devinaient des épaules étroites, des bras à peine musclés, la physiologie pauvre d’une très vieille race. Deux minces rubans à sa boutonnière, celui de la Légion d’honneur et de la Croix de guerre, racontaient quelle âme d’énergie habitait cet organisme tout voisin d’être fragile. Troisième contraste : celui de sa tenue presque négligée et de la toilette presque provocatrice de sa femme. Son habit, un peu lustré au col et aux manches, datait d’avant la guerre. Sa cravate était nouée tellement quellement. Ses cheveux trop longs avaient été peignés à la diable. Ses gants placés dans l’échancrure de son gilet laissaient voir qu’il y manquait un bouton. D’une main il les tortillait nerveusement, tandis que de l’autre il tiraillait sa moustache, du geste de quelqu’un qui a sur les lèvres des mots qu’il ne prononcera pas, et il écoutait sa femme lui répondre :

— Hé bien ! bonsoir, Géraud.

— Bonsoir, Odette, dit-il, en prenant la petite main, baguée et parfumée, qu’elle lui tendait. Comme il la portait à ses lèvres, elle lui demanda négligemment :