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les chemins. Et les mots se répondaient, comme dans une litanie.

— Moi aussi, j’étais l’étrangère.

— La malhabile à parler !

— Qui ne sait pas les coutumes !

— Qui n’a pas de parents dans la commune !

— Ni dans aucun pays connu !

— On était le ménage qui a tort d’être là, quoi qu’il fasse !

— Que les enfants eux-mêmes regardent en pensant : Quand est-ce qu’ils s’en iront ?

— Femme, ce triste temps-là est fini : nous revenons !

— Hélas ! pas tous !

Quand elle eut dit ce mot-là, ils ne se parlèrent plus. Le regard de Véronique Chanat se releva vers le brouillard qui cachait la route, en avant. Elle cherchait, sans doute, au-dessus des oreilles de la jument, la pointe des peupliers qui annonceraient « le domaine. »

Les soldats de France étaient passés par-là, puis les Anglais, puis les Allemands qui s’étaient battus avec les Anglais, dans le marécage même d’où se lèvent les peupliers. Que reste-t-il quand les soldats ont fait la soupe dans la cuisine et couché dans les chambres ? La mère se souvenait de la place que chaque chose occupait dans la maison couverte en tuiles, bâtie pour la famille, au bord d’un pré penchant ; elle se souvenait avec amour de chacune des quatre pièces d’en bas, de la cuisine surtout, aux murs revêtus de carreaux de faïence bleue. Comme elle avait travaillé là, pendant que le père et les deux jeunes gens édifiaient la grande digue au-delà des peupliers, et asséchaient le terrain bas ! Ils rentraient le soir avec des feuilles de nénuphars, des débris de roseaux collés à leurs vêtements. Elle songeait surtout à Robert, l’aîné, le plus beau de ses fils, en vérité, le plus travailleur, un homme timide en paroles comme une demoiselle, et hardi à la besogne comme un chien de garde devant le taureau. Le pauvre ! A peine parti pour la guerre, sous-officier de cuirassiers, il avait quitté son cheval pour passer dans l’infanterie. Pendant deux ans, on avait eu de ses nouvelles, des bonnes, pas une mauvaise. En voilà un qui aimait la culture ! Un jour de novembre 1914, comme les armées de chez nous soutenaient un grand combat dans les belles terres à blé du Nord, Robert, avec ceux de sa compagnie, avait traversé, sous les balles, un champ de deux kilomètres de long,