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— Car c’est cela qui importe. N’est-ce pas vous qui m’en avez convaincue ? insista-t-elle doucement.

— Moi ? répéta-t-il, ses yeux fixés sur la mer.

— Mais oui, — et, suivant sa pensée avec effort : — Si notre sacrifice est inutile, si cela ne sert à rien, tout ce que je suis revenue chercher chez nous, tout ce qui m’avait fait paraître, par contraste, mon passé si vide, si misérable, tout cela ne serait qu’un rêve…

— Et dans ce cas, il n’y a aucune raison pour que vous ne repartiez pas ?…

Les yeux d’Ellen s’attachèrent sur lui avec angoisse :

— Est-ce que vraiment il n’y a aucune raison ?

— Aucune, si vous avez joué votre va-tout sur le succès de mon mariage. Car mon mariage est manqué.

Elle ne répondit pas, et il continua :

— Vous m’avez, la première, fait entrevoir ce que serait une vraie vie, et en même temps vous me demandiez d’en continuer une qui n’est qu’un mensonge. Cela passe l’endurance humaine.

— Ne dites pas cela, puisque cette vie, je l’endure ! s’écria-t-elle.

Ses bras étaient retombés sur la table ; elle restait là, le visage exposé au regard du jeune homme, comme dans l’abandon d’un péril désespéré. Ce visage, à ce moment, semblait révéler toute son âme. Archer restait muet, confondu de ce qu’il comprenait tout à coup.

— Vous aussi ? Oh ! vous aussi ? balbutia-t-il.

Les larmes débordèrent des paupières d’Ellen et roulèrent lentement le long de ses joues.

Ni l’un ni l’autre ne fit un mouvement. Archer se sentait étrangement indifférent à la présence physique de la jeune femme : il n’en aurait presque pas eu conscience, si une de ses mains n’avait attiré son regard, la même main sur laquelle, un soir, pour les détourner du visage d’Ellen, il avait fixé ses yeux dans la petite maison de la Vingt-troisième rue. Il avait connu l’amour qui se nourrit de caresses ; mais cette passion grandie au plus intime de lui-même, l’élevait au-dessus du désir. Sa seule terreur était de faire un geste qui dispersât le son des paroles d’Ellen… Mais bientôt une sorte de désespoir l’envahit : ainsi ils étaient là, ensemble, tout près l’un de l’autre, et pourtant chacun d’eux restait rivé à sa destinée