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C’est une enfant de Bucharach, d’une beauté merveilleuse, qui passe pour sorcière et sur cette réputation vient d’être abandonnée par son fiancé. Elle se désole et demande à l’évêque qui la juge d’être envoyée au couvent. Trois chevaliers l’accompagnent. Mais en passant sur le rocher, elle se précipite de désespoir dans le fleuve, et les trois chevaliers périssent derrière elle. Il n’y avait là qu’une vieille histoire de douleur, l’écho de quelque procès de sorcellerie, que Brentano plaçait avec goût dans ce décor de brume et de danger pour donner l’illusion de la vie. Mais voici qu’un Silésien, le baron Joseph de Eichendorff, et un Saxon, le comte Henri de Lœben, s’emparent de cette simple anecdote, la reprennent, la dénaturent et lui donnent un pathétique d’une autre sorte. Ils font de Lorelei un personnage mythique qui cause la perte des chevaliers, quand ils traversent la forêt voisine ou passent en barque sur le Rhin. Cette confuse invention du romantisme d’outre-Rhin, en 1823, le jeune Henri Heine la reprend, tandis que, dans le même temps, Clément Brentano modifie son premier thème de 1799. Sur le rocher désolé de Lorelei, étincelant des mille feux du soleil couchant, ils font apparaître l’oréade qui peigne ses cheveux d’or avec un peigne d’or. Et voilà créée, désormais fixée, la plus charmante fantaisie qui ait jamais jailli des âmes rhénanes. Les Rhénans, dociles et faisant volontiers du lyrisme sans se préoccuper de sa qualité foncière, ont accepté une modification que de Saxe et de Silésie on apportait à leur folk-lore indigène. Ils ont transmué en poésie des éléments d’outre-Rhin. Mais leur disposition naturelle est trop tournée vers la plasticité délicieuse d’autres contrées pour que cette interprétation acquière un accent bien farouche. La Lorelei reste une figure douloureuse plutôt qu’une divinité dévorante et impitoyable.

C’est de quoi les tançait un mythologue d’outre-Rhin. Alexander Kauffmann, dans son livre sur les Sources des légendes rhénanes recueillies par Simrock (1862), a relevé le contraste qui existe entre notre Lorelei du Rhin et son analogue foncièrement germanique, la séductrice Holda, qui chante dans les vallées rocheuses de l’autre rive, et entraine à travers les bois un voyageur qui n’a même pas l’angoisse d’une résistance et qui se laisse aller, corps et âme, à une sorte de joyeuse perdition. « La coquette ensorceleuse Lorelei, écrit-il, dont les chants causent irrémédiablement la perte de ceux qui