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l’imagination populaire charrie pêle-mêle les souvenirs les plus disparates. Pour que nous nous retrouvions dans ses courants, voulez-vous que nous considérions tour à tour les légendes où la vie primitive du fleuve s’est reflétée, ensuite celles où des événements historiques ont fourni des noyaux de cristallisation à l’élément populaire ?

Légendes de conflits humains avec les forces inconnues, légendes de personnalités historiques laissant un souvenir lumineux de leur passage et de leur action : essayons de surprendre dans ces deux zones souvent entremêlées, mais que nous tâcherons de maintenir séparées, les traits principaux de la sensibilité des pays rhénans.


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Lorsque nous songeons d’une manière générale à la poésie légendaire germanique, nous évoquons, immédiatement les sorcières d’une nuit de Walpurgis, les chasseurs sauvages galopant dans le ciel, les gnomes et les lutins sortant des cavernes souterraines, les Elfes dansant dans les prairies. On y respire l’impression de terreur provoquée par des puissances méchantes, la crainte d’une volonté hostile, un sentiment maladif du mystère. La Germanie tire sa légende d’une expérience presque uniformément douloureuse et obscure. Son paysage est peu délimité, bien mal humanisé : plaine marécageuse ou sablonneuse, immenses plateaux, mornes étendues de sapins, mer aux rivages sans joie. Tout cela engendre une figuration macabre, des cauchemars de nécromant, un personnel imaginaire où la sorcière, le réprouvé et la victime sont surtout en évidence.

Ce monde-là, nous le retrouvons dans les légendes du Rhin, mais avec des traits qui l’apparentent à notre monde légendaire des Ardennes, de la Meuse et des Vosges, et d’une manière générale aux personnages de la mythologie celtique et latine. Au souvenir des aventures qui hantent leurs veillées, les bonnes gens s’attendrissent d’une manière tout humaine, s’émeuvent avec les victimes au cœur tendre, et ne se rendent jamais complices des forces déchaînées dans la nature ou dans l’homme.

Il y a là une caractéristique légendaire fort différente de celle qui attribue à des monstruosités ou à des brutalités impossibles à maîtriser une valeur stupéfiante et un horrible prestige.

Quel saisissant contraste forment avec cette notre population