Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 61.djvu/213

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

figures les plus en vue. C’est ce petit cercle ou ce cénacle, dont l’existence se prolongea jusqu’aux premières années de ce siècle, et qu’on appela d’abord The Gang (la coterie) mais qui reste connu dans l’histoire sous le nom de The Souls, comme qui dirait : la société des Ames ou des Purs Esprits. Il est clair que ce sobriquet ne lui fut pas donné sans malice. Ce qui y répondrait le mieux, si le mot n’était déjà étroitement appliqué à un autre groupe historique, ce serait le nom de Précieuses. Ce cercle n’eut d’ailleurs pas de lieu de réunion attitré comme l’hôtel de Rambouillet ; les membres ou les initiés, qui n’avaient entre eux d’autres liens que ceux de leurs goûts mutuels et du plaisir qu’ils trouvaient à causer ensemble, se rencontraient indifféremment chez les uns ou les autres. Il y eut aussi quelques dîners dans un hôtel de Londres. On en jasa beaucoup. Le caractère original de cette société, ce fut son libéralisme : pour la première fois en Angleterre, les différents partis fusionnèrent sans arrière-pensée. Les amitiés particulières ne furent plus sacrifiées aux luttes de principes. C’est peut-être dans ce milieu que s’accomplit insensiblement une des métamorphoses de l’Angleterre traditionnelle. La vieille géographie des partis s’abolit ; les programmes et les idées perdirent leurs contours. Peut-être d’autres changements moraux et littéraires s’opérèrent en même temps, dont on trouve les indices dans la Vie de notre héroïne. Ce furent les commencements du modernisme en Angleterre, et les débuts de l’évolution qui est en train de s’achever sous nos yeux. « Je suis persuadé, écrit M. Balfour, qu’on ne pourra écrire l’histoire des dernières années, sans tenir un grand compte de l’action de The Souls. »

C’est à l’historien qu’il appartient d’étudier ce rôle, mais il en trouvera quelques éléments précieux dans les Souvenirs de Mme Asquith. Il y a dans ce livre une galerie de l’Angleterre à la fin du siècle de Victoria, silhouettes enlevées vivement et d’un crayon léger, où l’on retrouve la finesse de la maîtresse de maison qui obligeait ses hôtes à jouer aux pencil games et au jeu délicat des portraits. Il est impossible de les citer tous. Il suffit d’un exemple : je choisis le portrait de M. Balfour, le grand homme et l’archange du groupe des Purs Esprits.

Arthur Balfour n’a jamais été un porte-drapeau. C’était un homme sans ambition et de goûts simples. Pour la plupart des gens, il était aussi difficile à comprendre et même à connaître, qu’il était facile de l’aimer. On ne savait jamais s’il avait besoin de vous et son incroyable détachement empêchait toute intimité. Ce qu’on pouvait espérer de lui, c’est qu’il eût pour vous le même goût que pour des pendules ou des faïences.