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devenir dangereuses dans un pays où l’on aurait plus de tempérament.


Maman se retirait ponctuellement à onze-heures. On ne pouvait finir la soirée et congédier de si bonne heure nos amies et nos amis. Nous tenions salon dans notre chambre… La tenture de William Morris et les rideaux d’indienne que j’avais choisis à Londres, étaient ornés de bibelots, caricatures, crucifix, diplômes de courses, sujets de chasse, madones italiennes et jusqu’à un portrait de Wagner. J’avais ma garde-robe dans une des tourelles ; dans l’autre, un oratoire avec un petit autel surmonté d’une tête de mort, que m’avait donnée le fils de notre berger, et que j’ai encore là sur ma bibliothèque. Nous avions, Laura et moi, de délicieux petits manteaux de lit, et nous recevions couchées, avec de jolis coussins de couleur sous les reins, tandis que nos frères et leurs amis s’installaient à la ronde par terre ou bien dans des fauteuils. On baissait le gaz, on activait le feu, on allumait une bougie, et l’on faisait la lecture, on contait des histoires, ou l’on entamait d’interminables causeries.


A Londres, c’était la vie mondaine, les dîners et les bals, dont Mme Asquith nous apprend qu’elle était une des reines. Son frère, Edouard, était chargé de la chaperonner ; mais elle nous assure qu’elle ne peut pas se rappeler que son chaperon l’ait ramenée une seule fois chez leurs parents. Le pis est qu’il gardait la clef de la maison. Il fallait faire alors, pour franchir en robe de bal la grille de l’hôtel, la plus périlleuse gymnastique : si l’on s’y prenait mal, on risquait de rester accrochée par les volants de sa jupe aux pointes de la grille, et le moindre inconvénient était de se rompre le cou ; ou bien, on courait le danger de se perdre de réputation, si l’on venait à être surprise, pendant cet exercice, par quelque servante matinale ou par un policeman. La grille de l’hôtel du 40, Grosvenor Square a vu plus d’une fois Juliette se balancer ainsi au péril de sa vie sur l’échelle de Roméo. Un jour Roméo fut aperçu et pris, — ô platitude de l’existence moderne ! — pour un vulgaire cambrioleur. Seule la présence d’esprit d’un vieux maître d’hôtel empêcha un scandale. L’auteur jubile au souvenir de toutes ces folies. Évidemment, ces choses-là n’arrivent pas à tout le monde.

On se tromperait fort toutefois en se figurant que Margot fût une personne frivole. Tout en suivant les bals, les chasses, avec des intermèdes de passion pour les planches et pour les leçons de Coquelin, elle était prise d’un beau désir d’ « aller au peuple » (c’était la mode vers 1890) et faisait de l’apostolat et des expériences sociales dans les slums de l’East-End et dans les ateliers de White-chapel. Cette tête de jeune fille présente, comme on voit, une jolie