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Charles Teyssèdre, qui est veuf, conserve de son premier mariage un beau-frère, Alain, chétif et très bizarre adolescent, farouche, épris de littérature et d’art, épris de subtilité idéologique, un être qui a l’air tout fabriqué, très sincère pourtant, fier et qui fait pitié, qui impatiente et que l’on aime. Depuis la mort de la première Mme Teyssèdre, Marie-Rose, dont le souvenir est si alarmant, Charles et Alain ne se sont pas quittés. Une fraternelle amitié les unit ; cette amitié est comme paternelle aussi, de la part de Charles : enfin, cette amitié, le commun souvenir de Marie-Rose lui donne le plus deux caractère et consacré par la mort.

Dès son veuvage et dans le premier chagrin, Charles avait pensé à se retirer dans un cloître. L’abbé lui a dit : « Ce n’est pas ta vraie vocation, ni ton vrai devoir. » Et la vocation de Charles était exactement celle d’un bon époux : mais il avait perdu sa bien-aimée ! Son vrai devoir ? Il entendit que son devoir était de veiller sur l’adolescent qui souffrait d’une incurable inquiétude.

Et, trente mois plus tard, l’abbé, directeur de sa conscience, l’invite à lire le septième chapitre de la première épître aux Corinthiens, où il est dit que ceux qui n’ont pas le don de la vie solitaire font bien de prendre femme. Alors, Charles pose deux objections, les pose à lui-même et les pose à l’intelligent abbé. L’une de ces objections, la voici : « Mais, Alain ? » L’autre : « Mais, Marie-Rose ? » Alain, l’abbé lui parlera. Et Marie-Rose : « N’as-tu pas lu l’évangile selon saint Mathieu ? N’as-tu pas compris la profonde sagesse, le précepte impérieux contenu dans la parole du Sauveur ? Laisse les morts enterrer leurs morts. » Charles demande ce que veulent dire ces mots’ étranges, que l’on répète et que l’on n’ose pas être sûr d’interpréter comme on doit le faire. « Cela veut dire, répond l’abbé, qu’il faut chérir les morts comme des morts et ne pas leur livrer, sur les événements de notre vie, une influence qu’ils ne réclament point et à laquelle ils n’ont aucun droit. » Ce fut ainsi que Charles Teyssèdre épousa Claire de Ribière en secondes noces.

Claire accepta que son mari gardât près d’eux Alain, frère de Marie-Rose. Elle put s’apercevoir bientôt que son gentil consentement ne lui vaudrait pas toute récompense : Alain, dès les fiançailles, témoigne de quelque antipathie pour elle ; et, peu à peu, l’antipathie augmente. Alain ne sait pas laisser les morts ensevelir leurs morts. Il supporte mal, et avec une irritation trop visible, que Claire, auprès de Charles, ait remplacé Marie-Rose. Il éprouve une espèce de jalousie quasi extravagante et qui à ce caractère de n’être pas seulement la