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trahies, abandonnées, désespérées par le séducteur, sont restées quand même fidèles à son souvenir. Il en vient de partout, de toutes les provinces et de toutes les conditions, de tous les âges et de toutes les qualités. Don Juan a pour chacune un mot, une plaisanterie, un ricanement. Il laisse passer les unes, se montre aux autres. Telle qui fut sa maîtresse, ne le reconnaît pas ; telle autre, qui ne l’a jamais approché, le reconnaît. Une, qu’il a poussée au cloître, le prend pour le diable en personne. Cet épisode de la rencontre avec la religieuse est tout particulièrement pénible. Il est suivi d’un autre qui d’abord se présentait de la façon la plus désobligeante, mais qui a très bien fini. Une petite fille étant venue à passer, Don Juan s’était mis en devoir de la suivre jusqu’au confessionnal, lorsqu’à notre satisfaction la plus vive, la fillette s’est retournée et lui a jeté à la figure un « vieux dégoûtant ! » qui nous a semblé un mot de situation excellent. Grand luxe de costumes et grande économie de dialogue. Ce défilé de figurantes nous renseigne avec prodigalité sur les diverses manières dont on portait, dans l’Espagne de ce temps-là, le garde-infante et le vertugadin, mais avec une parcimonie excessive sur le cœur d’un Don Juan et les émotions de ses victimes.

Au dernier acte, Don Juan apprend, mais un peu tard, quelle imprudence il a commise en s’offrant le divertissement d’être mort. Cette situation de mort-vivant est éminemment la situation fausse, la gageure impossible. Lassé de ce double rôle et décidé à rentrer dans sa propre existence, Don Juan s’imagine que, pour être vivant, il suffit de vivre, comme cet autre qui prouvait le mouvement en marchant. Grave erreur. Il ignore ce fait d’expérience que rien ne prévaut contre une opinion reçue, avérée, établie dans certaines conditions d’authenticité. Il a beau crier, tempêter, prendre à témoin le ciel et la terre, tout le monde le traite d’imposteur. Dans l’auberge de village où il s’est réfugié sous un nom d’emprunt, il croit encore pouvoir donner des rendez-vous : une certaine Inès, qu’il espère frapper d’admiration en lui révélant sa véritable identité, lui éclate de rire au nez. Même mésaventure arrive à ses Mémoires. Une fade composition, parue sous le titre de Mémoires de Don Juan, fait, en ce moment, fureur. C’est en vain que, rentré en possession de ses véritables Mémoires que lui a rapportés le fidèle Alagonzo, il en lit à tout venant des passages. Ces Mémoires authentiques sont l’ennui même et endorment les gens, tandis que les Mémoires apocryphes, rédigés suivant la convention lyrique et romanesque, obtiennent un immense