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— Non, disait-elle, je ne suis ici qu’en passant : je viens de Portsmouth où je suis chez les Blenker. Beaufort a été assez aimable pour envoyer ses fameux trotteurs me chercher ce matin, afin que je puisse entrevoir le garden-party de Regina. Ce soir, je retourne chez mes amis. Ces chers originaux ont loué une vieille ferme où ils réunissent des gens intéressants. — Elle baissa ses paupières et ajouta, rougissant légèrement : — Cette semaine, le docteur Agathon Carver doit organiser une série de réunions pour parler de la « Pensée intérieure. » Quel contraste avec ce joli spectacle ! fit-elle, minaudant. Mais j’ai toujours vécu de contrastes ! Pour moi, la monotonie, c’est la mort. J’ai toujours dit à mon Ellen : « Méfie-toi de la monotonie : elle est mère de tous les péchés mortels. » Mais ma pauvre enfant traverse une phase d’exaltation, d’horreur du monde. Vous savez, sans doute, qu’elle a refusé de venir à Newport, même chez sa grand’mère Mingott. Et quel mal j’ai eu pour l’amener avec moi chez les Blenker ! Ah ! si seulement elle m’avait écoutée, quand il était encore temps ! Son mari lui rouvrait la porte… Mais si nous descendions sur la pelouse ? Je sais que votre May concourt pour le prix.

Ils virent venir à eux Beaufort, une orchidée à la boutonnière. Archer, qui ne l’avait pas revu depuis quelques mois, le trouva changé. Haut en couleurs et trop serré dans sa redingote anglaise, il apparaissait lourd et bouffi dans la lumière crue de ce jour d’été. Toutes sortes de rumeurs circulaient à son propos. Il venait de faire sur son yacht une longue croisière aux Antilles, et on disait qu’à chaque escale on l’avait vu en compagnie d’une dame qui ressemblait beaucoup à Miss Fanny Ring. Le yacht luxueux, avec ses salles de bains et ses cabines tendues de soie, passait pour avoir coûté un million de dollars ; et le collier de perles que Julius Beaufort, à son retour, avait offert à sa femme avait la magnificence d’un don expiatoire. La fortune du banquier était de taille à supporter ce train ; pourtant d’inquiétantes rumeurs persistaient à courir dans Wall Street. Pour les uns, il avait fait des spéculations malheureuses sur les chemins de fer ; d’après d’autres, il se serait laissé dévorer par une demi-mondaine rapace. À chacun de ces mauvais bruits Beaufort répondait par une nouvelle prodigalité : il agrandissait ses serres, achetait un nouveau cheval de courses, ajoutait à sa galerie un Meissonier ou un Cabanel.