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filets de graisse, lourd comme de la pierre, divisé en morceaux roussis à la poêle. Comme garniture, du hachis de jambon, du hachis d’oignon, et quelques gousses d’ail. Le tout baigne dans un mélange d’eau et de vin : par moitié. Enfin on couvre le pot d’une feuille de chou, grasse, charnue, qu’une large brique comprimée, un carreau à bâtir maintient. Le couvercle flotte assez pour permettre à la vapeur de s’échapper, puisque la daube doit mijoter et non bouillir, s’applique assez pour la forcer à se réduire, à se fondre en elle-même. Une bonne daube, à fin de cuisson, offre un relief friable et onctueux, dont le jus a la consistance et le velouté presque d’une gelée légère. Viande et sauce sont un régal. Et encore un mets rare. Nos paysans ne consomment à l’ordinaire que de la viande blanche, volaille ou veau, volaille surtout, au fur et à mesure des naissances et du roulement des bêtes au poulailler. Le bœuf est réservé aux solennités : fêtes locales, fêtes de famille, et à Noël. Il n’y a point de Nadaou sans daube. Elle possède l’intangibilité d’un symbole.

La daube en place on sort, qui, donner un dernier coup d’œil à l’étable, qui, visiter la grange, qui, tirer la clairevoie sur l’enclos, et les femmes quérir au grenier « las irolles, » les châtaignes, qu’on mangera après la daube. Ce n’est que pour un instant. Chacun se hâte de rentrer. On fait cercle autour du feu, l’hôte annuel au centre, le berger de la montagne descendu dans nos pays aux premières neiges, et, entre les chaises, le chat et le chien de la maison, intéressés par l’éclatement des marrons poussés sous la cendre chaude, après avoir été fendus. Et la veillée commence. Les hommes fument, les femmes songent. Un grand silence règne. Mais, sollicité par on ne sait quel besoin de s’épancher, le berger se met à parler de lui-même. C’est l’heure où ses souvenirs l’assaillent, ses regrets d’homme à demi nomade. Les enfants sont déjà couchés, emportés doucement, et les anciens, immobiles, ont l’air d’être perdus dans leur passé… Et il dit les longues routes qu’il a faites, celles qui le mènent dans les plaines l’hiver, à travers les villages quiets où les êtres restent réunis, celles qui le ramènent vers les monts, le long des eaux courantes où ses agneaux nouveaux-nés vont boire, et qui mêlent leur bruit glissant aux voix des siens qui l’appellent.

Il dit les nuits solitaires, passées, l’été, avec ses ouailles,