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construite au XVe siècle par le conseiller de Louis XI, sa façade sévère, ses fenêtres aux meneaux sculptés, son merveilleux balcon ajouré, sa tourelle à pans coupés, décorée de masques et de cartouches, dernier vestige du gothique expirant, envahi, déformé déjà par les enjolivements de la Renaissance.

En 1831, ce logis historique appartenait à deux vieilles demoiselles déjà sexagénaires, très pieuses et très charitables, Mlles Désirée et Marie Fressigne, et les deux sœurs hébergeaient cette année-là des hôtes de distinction, des amis parisiens, mais bretons d’origine, l’amiral de Quérangal et sa fille Julie.

De bonne et vieille famille morbihannaise, apparenté aux Leuze, aux Fontenay, aux Aigremont, Pierre-Maurice-Julien de Quérangal avait pris sa retraite en 1818, major de la marine à Rochefort, avec le grade honoraire de contre-amiral. Bien qu’aucun titre de noblesse ne précédât sa particule, il avait dû néanmoins fournir ses preuves pour entrer dans l’aristocratique Corps Bleu. Jeune lieutenant, il avait servi sous le bailli de Suffren, fait la campagne des Antilles avec d’Estaing et, capitaine de vaisseau sous l’Empire, un moment attiré sur lui l’attention du maître, par une action héroïque. Cerné en 1808, avec trois frégates, dans le pertuis de Maumusson, par une flottille anglaise, sommé de se rendre, il finissait par se dégager après un combat inégal et ralliait Rochefort sur son dernier bâtiment fracassé et coulant bas. Dans la bataille, un boulet frappant son banc de quart, un éclat lui avait crevé l’œil droit et arraché la moitié du visage, si bien que le vieux loup de mer passait pour l’officier le plus défiguré de la marine française.

Demeuré veuf et chargé de deux filles dont l’aînée, Eveline, était entrée en religion au couvent de Picpus, il vivait modestement à Paris, rue de Bellefond, avec la cadette, des quartiers de sa pension de retraite, jointe au médiocre revenu de quelques métairies au pays vanetais.

Julie de Quérangal avait alors trente-deux ans : petite et fluette, des pieds et des mains d’enfant dont elle se montrait fière, un visage aux traits menus sous d’abondants cheveux châtains coiffés en « demi-bandeaux, » éclairé par de grands yeux noirs un peu fiévreux, on pouvait presque la trouver jolie. Mais le teint blême et comme délavé, semé parfois de plaques cireuses, annonçait une santé chétive, déjà menacée par le cancer.