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caractère même de la poésie des troubadours ? Des troubadours cette subtilité a passé aux Italiens ; elle revient en France au XVIe siècle avec le Pétrarquisme, que les Précieux imitent au XVIIe ; et Rostand, fils de la race des troubadours, retrouve avec délectation chez les Précieux une qualité, ou un défaut, si semblable aux qualités ou aux défauts des poètes de sa race. Il les reconnaît sans y songer, peut-être, comme des frères en esprit ; il se trouve tout à fait à son aise pour les faire parler, quand il les met en scène dans Cyrano, car il sent tout aussi bien qu’eux « le fin du fin, » puisque, avant d’être entré en contact avec eux, il avait « subtilisé. »

Déjà, dans les Musardises, n’avait-il pas célébré les « ratés, » ces grands artistes que « désespère la toujours fuyante couleur, » ces délicats qui ne peuvent traduire les finesses qu’ils sentent et qui gardent leurs œuvres en eux-mêmes, ne pouvant réaliser de trop magnifiques projets[1]. Déjà, n’avait-il pas préféré le rêve que l’on fait sur le divan, où l’on ne voit que le ciel, à la morne réalité ? Déjà, n’avait-il pas suivi le vol des atomes dans les rayons du soleil[2] ? Déjà, n’avait-il pas parlé de ces vers qu’on n’achève point et qui sont les plus beaux, célébré le charme des fêtes frivoles et fragiles, où s’amalgament les raffinements d’un monde, qui doit et qui va finir[3], les ombres et les fumées et, parmi toutes, la plus fugace, « l’ombre d’une fumée bleuissante sur un mur blanc[4] ? » Nous serions tentés de lui dire comme Sorismonde à Mélissinde :


Qu’allez-vous chercher là d’encore trop subtil ?[5]


Cette extrême subtilité d’esprit, il l’a appliquée à l’invention de ses sujets comme au dessin de ses personnages ; deux amoureux cessent de s’aimer dès qu’ils peuvent s’aimer, mais s’aiment encore sitôt qu’ils sont séparés ; un troubadour aime une dame qu’il n’a jamais vue et part pour la conquérir et la voir avant de mourir ; un poète amoureux et laid exprime son amour à celle qu’il aime sous le masque d’un beau garçon amoureux d’elle ; un coq croit faire lever le soleil et s’aperçoit

  1. Les Musardises, p. 3.
  2. Ibid. p. 19 et 23.
  3. Ibid. p. 165.
  4. Ibid. p. 229.
  5. La Princesse lointaine, acte III, scène IV.