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Plus de vingt fois, il m’en a parlé, avec une admiration aussi intelligente qu’émue, avec un si juste sentiment d’art et de poésie !

Soucieux probablement des annalistes et des épigraphistes futurs, le dynaste bulgare a terminé son toast par cette phrase, d’un latinisme tout lapidaire :

Ave Imperator, Cæsar et Rex, victor et gloriose. Ex Naïssa antiqua, omnes Orientis populi te salutant, redemptorem, ferentem oppressis prosperitatem atque salutem. Vivas !

Puisque Ferdinand a un si vif souci d’élaborer dès maintenant les matériaux de sa statue et de sa gloire, je me ferais scrupule de laisser ignorer à ses biographes quelques documents qui projettent une éclatante lumière sur la beauté de son âme. On vient de voir comme il est chevaleresque dans le succès ; on va voir à quelle hauteur de courage, de fierté, d’abnégation, il peut s’élever dans l’infortune.

C’était au mois de juillet 1913. La seconde guerre balkanique, déchaînée par la folie ambitieuse du Cobourg, se terminait par un épouvantable désastre. Ayant définitivement perdu tout le fruit de ses victoires précédentes, l’armée bulgare accomplissait des prodiges pour sauver au moins l’indépendance nationale. Devant cette catastrophe, aussi foudroyante qu’imprévue, les énergies de la nation entière se tendaient à l’extrême. Quelle était-en cette heure solennelle, l’attitude morale du Roi ? Sans doute, son cœur battait comme celui de son peuple, du même rythme violent, intense et régulier… Que ce serait le mal connaître !

Les documents auxquels je viens de faire allusion et qui portent sa signature, nous le montrent, au contraire, affolé de terreur, écrasé par sa responsabilité, tremblant pour sa vie, rejetant le fardeau de ses fautes sur ses hommes d’État, sur ses généraux, sur ses diplomates, sur tous ceux qui n’ont pas su comprendre le génie de ses conceptions grandioses, puis soudain cherchant à s’enfuir, « préparant secrètement ses malles pour se réfugier dans ses chères Carpathes, » enfin vomissant à pleine bouche tout ce qu’il y a de fiel et de couardise dans sa nature pompeuse et faisandée. Ces invraisemblables documents révèlent d’ailleurs la main d’un artiste. Par les saccades et les raccourcis du style, par la violence agressive et insultante des images, ils font penser à Shakspeare et à Saint-Simon : ils ne provoquent pas moins un immense dégoût…