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Il y a dix jours, l’empereur Guillaume s’est rendu à Nisch, où le Tsar Ferdinand lui a offert un déjeuner de gala. Certes, la rencontre était solennelle et le choix de Nisch, « ville natale de Constantin le Grand, » en rehaussait encore la signification historique. Je ne m’étonne donc pas que Ferdinand, si sensible aux prestiges du passé et aux spectacles de l’histoire, se soit délecté, ce jour-là, dans son orgueil maladif.

Mais le souverain, que j’ai entendu tant de fois tirer gloire d’être le petit-fils de Louis-Philippe, le descendant direct de saint Louis, de Henri IV et de Louis XIV, ne pouvait-il donc accomplir, en toute conscience, en toute plénitude, son devoir politique et national, sans insulter sa patrie d’origine ? Voici le début de son toast :

Sire,

La journée d’aujourd’hui est d’une importance hautement historique. Il y a deux cent quinze ans, Frédéric Ier votre grand aïeul, a mis, d’une main puissante, sur sa tête, la couronne royale de Prusse. Le 18 janvier 1871, prit naissance, sous l’aïeul de Votre Majesté, le nouvel Empire allemand. Guillaume le Grand a renouvelé, à Versailles, la gloire impériale allemande. Aujourd’hui, le 18 janvier 1916, son glorieux neveu, dont la ferme décision a vaincu tous les obstacles, traverse la partie Nord-Ouest de la Péninsule balkanique, habitée jadis par les Serbes, et entre, d’un pas victorieux, dans le castrum Romanorum de Nissa, etc.

Que penseraient sa mère, la princesse Clémentine, ses nobles oncles Nemours, Joinville, d’Aumale, Montpensier, s’ils avaient pu l’entendre évoquer ainsi, en présence d’un empereur germanique, le plus douloureux souvenir de l’histoire de France, la proclamation de l’Empire d’Allemagne à Versailles, et se complaire à cette évocation pendant que le territoire français est envahi et que les armées allemandes sont à vingt lieues de Paris !

Dans l’ordre des félonies et des apostasies, rien, de sa part, ne m’étonnera jamais. Cet outrage gratuit à la France ne me surprend donc pas. Mais qu’il ait prononcé le nom de Versailles, cela me déconcerte un peu. À défaut de dignité, de pudeur, je lui attribuais du goût. Or, personne n’a peut-être senti plus profondément que lui le charme de Versailles. À chacun de ses séjours en France, il y faisait de longues visites.