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Dès lors, finissons-en, de part et d’autre, avec des récriminations stériles. Les accords d’Angora n’ont pas été considérés par le Cabinet français comme un traité de paix, puisqu’ils n’ont pas été soumis à la ratification des Chambres; ce sont des accords provisoires, qu’on peut et qu’on doit essayer d’ajuster avec les engagements que nous avons pris envers nos alliés.

Mais ne laissons pas ce fâcheux dissentiment s’envenimer davantage. Pour reprendre le mot de M. Balfour, ce serait une tragédie. Nous séparer sur l’Euphrate, ce serait nous séparer sur le Rhin. A quoi bon, dès lors, toutes ces belles manifestations d’entente intellectuelle dont viennent d’être successivement le théâtre l’Université de Londres, celle de Paris, celle de Strasbourg? Des splendides envolées d’un Rudyard Kipling, des phrases émues d’un sir James Frazer, ne doit-il rester qu’un souvenir délicat dans l’âme des lettrés et des artistes? Non, ce n’est pas possible.

L’autre jour, à la séance de rentrée de l’Université de Strasbourg, un autre écrivain britannique, et non des moindres, M. Edmund Gosse, prenait encore la parole, et il disait à ses auditeurs alsaciens : « Ce n’est pas une force extérieure qui pendant quarante-quatre ans a préservé votre indépendance spirituelle; c’est la pensée qui a sauvé la liberté intérieure de l’Alsace; c’est la communion constante et secrète avec l’âme de la France; c’est la magie de la pensée française. » Et il ajoutait : « Une des raisons principales pour lesquelles nos sympathies anglaises vous sont assurées, c’est que nous sentons que vous, comme nous, vous n’avez par essence aucune sympathie pour le caractère teuton et que nous nous révoltons, nous aussi, contre cette discipline arbitraire de l’intelligence, cette passion d’enrégimenter les êtres humains sous un sergent-major, qui est l’idéal de la culture allemande. » Si l’Angleterre et la France ne veulent pas donner une belle revanche au sergent-major allemand, il est temps qu’elles fassent le bilan de leurs désaccords et qu’à la faveur d’un règlement général, elles reprennent l’habitude d’agir en commun.


RAYMOND POINCARE.

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