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une Viardot, une Caron, avaient reçu des dieux : le don de nous émouvoir et, dès les premières notes, dès le premier appel : Eurydice ! de nous fendre le cœur. En l’un de ses dernière chants, Mistral énumère les belles dames de Provence, les belles dames d’antan. Après qu’il a nommé chacune d’elles et les ayant, à la fin, toutes nommées, il ajoute, en guise de refrain : « Mais, ô Magali, douce Magali, Magali joyeuse, es tu que m’as fa trefouli, c’est toi qui m’as fait tressaillir[1]. » (Encore le mot provençal est-il autrement fort). Mais loi, plaintif Orphée, Orphée douloureux entre tous tes frères qui chantent et qui pleurent, tu ne m’as pas « fa trefouli. »

Ténor ou contralto, l’apparence plastique du personnage étant sauve, la question de la voix, du timbre ou du registre, demeure encore irrésolue. Assurément le véritable Orphée (c’est-à-dire celui de la fable et de la poésie) fut un homme ou, comme dit le vulgaire, « un monsieur. » Les traits de mâle énergie abondent dans le rôle. Mais, dans le rôle aussi, « mais vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme. » Ou tout au contraire vous le savez, nous le savons depuis longtemps, et quelle tendresse profonde, avec quelle puissance, donnent à certaines phrases, à certains accents, les notes graves de la voix de contralto. Mainte et mainte variante, l’air des Champs-Elysées, les appels : Eurydice ! et tant d’autres passages pourraient bien assurer l’avantage à la version féminine.

Et puis, et surtout peut-être, une fois de plus, écoutant cette musique, nous en crûmes entrevoir la généralité, l’étendue et le sens, ou le symbolisme infini. Antique, païen, Orphée ne serait-il pas un peu chrétien aussi ? Rappelez-vous l’avertissement, le cri d’alarme que jette un Bossuet : « L’ennemi est toujours aux portes, et le moindre relâchement, le moindre retour, enfin le moindre regard vers la conduite passée peut en un moment faire évanouir toutes nos victoires et rendre nos engagements plus dangereux que jamais. » Orphée est impersonnel, ou plutôt universel. Qu’importe alors que cet amour, ce désespoir, ce deuil sublime emprunte une voix féminine ou virile ? Plus que conjugal ici, plus qu’humain et mortel, dégagé de toute figure corporelle, de toute chair et de toute sexualité, l’amour s’élève au-dessus de l’attache à la créature, jusqu’au désir et au regret du bien souverain et absolu. Duve andrò senza il mio ben ! Ainsi chante l’Orphée italien sur le cadavre de son Eurydice morte pour la seconde fois. « Où irai-je sans mon bien ! »

  1. Les Olivades [Coucher de lunes).