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à la mode ; les libertins ont remplacé les amants. Et, « l’on dit bien encore à une femme, je vous aime ; seulement, c’est une manière de lui dire, je vous désire. » Très compétent, Crébillon fils écrit : « Jamais les femmes n’ont mis moins de grimace dans la société ; jamais l’on n’a moins affecté la vertu… » Un personnage de ce même Crébillon dit que l’on aurait tort de se figurer toutes les femmes pareillement complaisantes : « J’en ai vu qui, après quinze jours de soins rendus, étaient encore indécises et dont le mois tout entier n’achevait pas la défaite. Je conviens que ce sont des exemples rares ; et même, si je ne me trompe, les femmes sévères à ce point-là passent pour être un peu prudes. » Et l’on invente le plaisir de l’inconstance.

Sous le règne du Bien-aimé, c’est le temps de l’amour frivole, le temps de ces poètes et conteurs, Voisenon, Gentil-Bernard, Grécourt, Moncrif, le temps des badinages de Voltaire. « Si la nature ne nous avait faits un peu frivoles, écrit Voltaire, nous serions très malheureux ; c’est parce qu’on est frivole que la plupart des gens ne se pendent pas. Je vous exhorte à jouir, autant que vous pourrez, de la vie qui est peu de chose, sans craindre la mort qui n’est rien. » Voilà, en peu de mots, terriblement gracieux, la doctrine de la futilité.

C’est, dit M. de Planhol, la doctrine des libertins qui, au XVIIee siècle, ont foisonné. Sans doute !

Et, comme je disais que les libertins, au XVIIe siècle, réagissaient contre la préciosité, qu’est-ce donc que cette préciosité nouvelle contre laquelle vont réagir Rousseau et, ses amis, les philosophes de la nature ?

En dépit des apparences, voire en dépit de quelques réalités, la doctrine de l’amour frivole aboutit à une espèce de préciosité. L’amour frivole n’est pas le vrai amour, et est à peine de l’amour. Il y a, dans les volumes de Voisenon, de Gentil-Bernard, de Grécourt et de Moncrif, le plaisir d’amour, non la véritable passion. C’est la passion véritable, que Rousseau a tenté de peindre dans sa Nouvelle Héloïse.

Je ne dis pas qu’il l’ait rendue bien amusante ; et principalement je ne dis pas que son roman ne soit pas démodé.

Est-ce que les sentiments se démodent ? Leur expression surtout se modifie. Et la littérature nous transmet les sentiments revêtus des mots qui, un temps, parurent les plus attrayants. Les sentiments les plus sincères et réduits à leur exacte sincérité ne doivent pas beaucoup changer d’une époque à une autre : mais il n’est rien de plus rare que l’exacte sincérité. Les sentiments élémentaires, en quelque sorte,