Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 6.djvu/677

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Gargantua), les bergers de Seuilly étaient occupés à garder les vignes et à empêcher que les étourneaux ne mangeassent le raisin, lorsque des fouaciers de Lerné vinrent à passer au « grand carroy » (carrefour), menant à la ville dix ou douze charges de fouaces.

Il est évident que le chemin suivi par les fouaciers, dont Rabelais dira un peu plus loin qu’il traverse Parilly, c’était celui de Lerné à Chinon, longeant la croix de La Devinière, le clos Rabelais et franchissant le Négron au Moulin du Pont, qui n’existe plus, mais qu’un plan cadastral de la fin du XVIIe siècle, découvert par M. Henri Clouzot, nous indique. Quant aux fouaces, ce sont des galettes de fine fleur de froment, faites « avec beau beurre, beaulx moyeux d’œufs, beau safran, » qui, au total, ne diffèrent du pain que par les jaunes d’œufs, le beurre et le safran qu’on mélange à leur pâte. J’en ai mangé ; cela ne m’a point semblé très bon, je l’avoue. Mais, au XVIe siècle, les marchands de Lerné en vendaient à dix lieues à la ronde, et même à Loudun. Ils venaient si nombreux qu’une rue leur était réservée. D’ailleurs Rabelais assure que « c’est viande céleste manger à desjeuner raisins avec fouace fraische, » et il s’y connaissait.

Comme les gens de Lerné arrivaient aux environs de la croix de La Devinière, vraisemblablement à la montée du sentier qu’on voit qui donnait accès au domaine des Rabelais, les bergers les prièrent poliment de leur vendre de leurs galettes. Mais les fouaciers accueillirent leur requête par une bordée d’injures, ajoutant qu’il ne leur appartenait point de goûter à ces belles fouaces, et qu’ils devaient se contenter de gros pain balle et de tourte. Ce qu’entendant, un des bergers, nommé Frogier, — peut-être Jacques Frogier, tenancier de Seuilly, dont le nom est cité par un document, — leur dit :

« Depuis quand avez-vous pris des cornes pour être devenus si arrogants ? Dea ! vous nous en bailliez volontiers naguère, et maintenant nous en refusez. Ce n’est pas le fait de bons voisins, et nous n’en usons pas de la sorte quand vous venez acheter ici notre beau froment, duquel vous faites vos gâteaux et fouaces. Nous vous aurions donné de nos raisins par-dessus le marché ; mais, par la mère de Dieu ! vous pourrez vous en repentir, et aurez quelque jour affaire à nous ; nous vous rendrons la pareille. Et vous en souvienne ! »