Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 6.djvu/633

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Te voilà donc encore bien plus loin de moi[1]. Oh ! mon Dieu, comme cette nouvelle m’attriste. Elle me fait l’effet d’une seconde séparation: qu’avais-tu donc besoin de ce nouvel éloignement, de ce surcroit de dépenses? pauvre ami, ton imagination se croit toujours mieux là où tu n’es pas; craignais-tu qu’on ne courût jusqu’à Sache pour t’y arrêter? quelle crainte chimérique et panique! Enfin, te voilà près d’une de tes amies ; je l’en félicite, dans le nombre des aspirantes, c’en est toujours une heureuse. Elle fera bien de jouir pleinement du bonheur que lui donnera ta présence, car dans ce monde il est rare et court; puisses-tu te trouver bien dans ce nouveau séjour ami, et y être assez inspiré pour faire une belle œuvre ! — Je me hâtais de t’écrire, pour t’informer de mon départ de Bazarnes, car ton silence me donnait, entr’autres pensées, celle de t’y voir arriver. Cependant je savais que ta gêne était un obstacle au voyage, mais je savais aussi que notre tendresse n’a pas toujours su calculer avec nos bourses.

Enfin après m’être bien fatigué l’âme à craindre quelques malheurs, je la rafraîchissais par l’espoir de te voir arriver. Maintenant je suis tranquille, tu te portes bien et tu voyages, oui, tu voyages, mais c’est au loin, et pourquoi faire? cela, je l’ignore, il eût été bien difficile que tu vinsses ici, c’est vrai; tout ce qui touche à ma tendresse pour toi est hérissé de difficultés.— Écoute, ami, puisque te voilà de nouveau près de Mme Carraud, je désire que tu me réhabilites dans son esprit, ce désir va peut-être te paraître une petitesse, et je ne chercherai pas à m’expliquer si tu auras tort ou raison, mais ce que je sais, c’est que je craindrais également et des parures étrangères et des travestissements difformes; par les lettres que j’ai lues de Mme Carraud, j’ai jugé l’opinion qu’on lui a donnée de moi ; dans toutes ses offres de tendresse, il y a plus que du sentiment, il y a de la pitié. On voit qu’elle souffre en te croyant uni à un être indigne de toi. Chéri, sois certain que je ne me trompe pas : jamais, pour juger ces choses-là, un homme n’aura la vue d’une femme. Cependant, c’est si visible que je t’ai souvent su mauvais gré, je te l’avoue, d’avoir laissé peser sur moi, sur ta chérie, un jugement indigne d’elle et de toi, toi parfois

  1. Balzac venait d’arriver à Angoulême, chez M. et Mme Carraud, lorsqu’il reçut cette lettre. M. Carraud avait été nommé, en juillet inspecteur de la poudrière d’Angoulême.