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pas osé empêcher : la tendresse que vous p[risez], sur laquelle vous basez bien faussement l’amour, car l’amour n’est qu’une espèce de tendresse. C’est moi qui suis le seul juge de votre beauté ; telle chose que vous dira votre miroir, mon imagination le démentira[1]toujours parce que tant que je vous aimerai, et lorsque, devenue plus âgée, cet amour aura cessé, l’amitié qui lui succédera n’a point de visage et est toute incorporelle. Mais pour, dans ce moment, n’avoir que de l’amitié, je ne saurais, cela m’est impossible et voilà pourquoi je ne puis plus vous voir, puisque vous rejetez mon hommage-Mais j’entends que vous allez vous récrier et dire : « La morale, les mœurs, je deviendrais méprisable ! »

J’ai honte de vous établir le contraire, car c’est croire que vous n’êtes pas capable de vous le prouver à vous-même. Si vous m’aimiez, ce serait déjà fait. Au total, raison de sage froid[eur]. Ou vous avez des principes philosophiques, ou vous n’en avez pas !

Si vous les avez tels que je les suppose, la conséquence est que nous mourons tout entiers, qu’il n’y a ni vice ni vertus, ni enfer, ni paradis, et que la seule chose qui doive nous intéresser, c’est cet axiome : Prends le plus de plaisir que tu pourras.

Si tels ne sont pas vos principes, je pourrais alors [me] contenter de vous citer l’exemple de tous les temps passés, mais voici le seul raisonnement] que je vous expose : Nuire à un autre est un crime. Ce crime est le mien. Mais cet autre ne m’était pas ami primitivement, ou, en d’autres termes, est-ce ma faute si la société est assise sur des bases contraires à la nature ? Au reste, la preuve que l’homme a réfléchi depuis longtemps à cela, et que je ne suis pas le premier, c’est qu’il y a des moyens de ne nuire à personne.

Et qu’est-ce que je vous demande ? Rien, si ce n’est la permission de vous aimer sans que vous vous en fâchiez.


VI

[Villeparisis,… 1822.] Je crois comprendre votre lettre. C’est un ultimatum. Adieu, je désespère et j’aime mieux la souffrance de l’exil que celle de

  1. Phrase biffée : « Et je vous assure que vous m’apparaissez toujours charmante. »