Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 6.djvu/526

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme il arrive souvent aux natures faibles, le servit mieux que sa volonté. Il l’avait rencontré tout jeune en Italie pendant sa course vagabonde à la suite des armées françaises. Il s’était attaché à sa fortune, sans savoir que c’était la fortune, avec une passion pour la physionomie sévère, ardente et profonde du jeune chef, et peut-être aussi pour la grâce de Joséphine, qui le traînait après elle, dans ses bagages. Il avait vu la guerre de près, seul artiste avec le général Lejeune et, si l’on veut, Denon, qui aient approché alors des champs de bataille. Il pouvait donc la peindre.

Pourtant, de lui-même, il n’aurait jamais osé peindre ce qu’il avait vu. De retour à Paris, cloîtré dans son atelier du couvent des Capucines situé dans le quartier qui en a gardé le nom, sous la férule de David, il s’évertuait à quoi ? À montrer Sapho, au clair de lune, se précipitant dans la mer, du haut d’un rocher, à Leucade, sa lyre dans les bras. C’est là-dessus qu’il s’efforçait de se monter l’imagination ; c’est de cela qu’il attendait la gloire. Mais Bonaparte intervient et lui commande les Pestiférés de Jaffa. Il s’agissait de montrer le général en chef de l’armée d’Orient bravant l’épidémie et une mort sans gloire pour panser les plaies et relever les âmes. Gros était jeté en pleine vie contemporaine : par lui-même, il connaissait les figures des héros et leurs costumes, par Denon il connaissait le scénario et les lieux. Il n’était pas tenu à une rigoureuse exactitude. Il pouvait imaginer, inventer, bouleverser a sa guise le procès-verbal des faits, mais tout cela, il le faisait dans un accès d’enthousiasme pour des héros vivants, dans un milieu contemporain, sachant ce qu’il ajoutait, sachant ce qu’il retranchait, et non dans un délire archéologique et pour pasticher des statues. Dès lors, les préceptes de David étaient à vau-l’eau. Sujet de maladies et de tortures physiques, physionomies connues et portraits d’amis, costumes actuels, couleur orientale : — tout l’arrachait à l’emprise de Winkelmann. Tout l’acheminait dans une voie nouvelle : c’était la sienne ; il s’y jeta éperdument.

David, en qui l’instinct de l’Art était très supérieur à l’intelligence et débordait les principes, fut peut-être surpris en voyant le Jaffa de son élève, mais nullement indigné. Il y avait, là, quelque chose qui contredisait sa doctrine, mais l’impression était tout de même savoureuse et forte, et, sans