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ressuscité Carthage. Il l’a fait sortir de « l’ombre de la mort. » Là où il n’y avait plus rien, il a créé quelque chose. Là où les textes anciens se taisaient, il a suppléé à leur silence par ses divinations de poète, d’historien et d’archéologue. Pour les yeux d’innombrables lecteurs, il a dressé toute une ville, une ville plus magnifique, plus éclatante de couleur, plus nette en ses contours, et, en un certain sens, plus réelle que la moderne Tunis, qui a drapé sa misère dans la dépouille des temples et des palais de sa voisine. Aujourd’hui, les colombes qui volètent sur la terrasse des Pères Blancs, à Saint-Louis de Carthage, sont les colombes de Tanit.

Oh ! je sais bien les objections que soulève une telle œuvre ! On peut justement reprocher à Flaubert d’avoir fait une Carthage trop phénicienne, trop orientale. Mais on oublie que, de son temps, l’archéologie africaine était encore dans l’enfance. Quelques-unes des innombrables ruines antiques qui remplissent votre pays, ô hommes africains, et qui la décorent, n’avaient pas encore été exhumées. Les statues, les mosaïques, les débris de sculpture et d’architecture, les orfèvreries, les céramiques, les stèles funéraires, qui s’entassent aujourd’hui dans vos musées, n’avaient pas encore revu la lumière. On ignorait qu’à l’époque de Salammbô, Carthage et l’Afrique étaient complètement hellénisées et déjà latinisées dans les formes extérieures de leur civilisation et pour tout le matériel de la vie. C’est Tite-Live qui a raison, lorsqu’il nous représente une Carthage à peine différente de Rome et des autres contrées méditerranéennes. Enfin, si l’on ajoute à ces influences gréco-latines, l’influence toujours agissante de la vieille Égypte, on aura une idée assez exacte de la physionomie hybride et composite, entièrement dénuée d’originalité, de la Carthage punique, au temps de la Guerre inexpiable.

Mais cela, encore une fois, ce n’était que l’extérieur, le décor de la ville et du pays. Sur le fond même, c’est-à-dire sur l’essentiel de son sujet, Flaubert ne s’est pas trompé. Il a bien vu que, dans cette Carthage sans unité réelle, la question des races dominait tout ; que Carthage, en somme, n’était qu’un lieu de passage, où se rencontrèrent l’Orient et l’Occident, mêlée de peuples d’origine diverse, chacun apportant ses coutumes, ses costumes, son mobilier et ses dieux, pays divisé et particulariste, où il a toujours fallu une autorité venue du dehors pour y