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Carthage et celui de la colline où nous sommes, s’ils n’avaient pas complètement disparu de la mémoire, ne disaient plus rien à l’esprit ou à l’imagination, étaient presque vides de sens. Pendant les premières années du dernier siècle, Chateaubriand errant ici, après un terrible naufrage où il a failli périr, n’y trouve plus que des ruines informes et un prodigieux amas de marbres brisés. Il rappelle le vers du Tasse, si souvent répété depuis : « Ici gît la puissante Carthage, » — comme s’il voulait en faire l’épitaphe de la tombe à jamais close, où était ensevelie l’antique métropole romaine et punique.

Et puis Flaubert est venu en ces mêmes lieux voués à la mort et à l’oubli. Il y vint au printemps de 1858, avec l’intention bien arrêtée de « ressusciter Carthage : » projet dont lui-même n’entrevoyait que confusément toute la portée et dont il disait qu’il fallait être « fou et triplement frénétique, » pour le concevoir. Non ! pas si fou que cela ! et surtout pas si étrange, pas si paradoxal que cela ! Cette idée n’est point un caprice de dilettante et d’érudit. Elle n’est point sortie des bibliothèques mais de la vue immédiate de la réalité. Depuis longtemps, Flaubert portait ce sujet en lui : c’est le sujet unique sur lequel vit tout écrivain et dont il ne fait, dans la succession de ses œuvres, qu’illustrer les faces multiples. Ce fut d’abord, comme il l’écrit dans sa Correspondance,, « la femme qui est amoureuse du dieu, » — c’est-à-dire en somme, Emma Bovary amoureuse de l’irréel et de l’impossible, — ou plus exactement Flaubert lui-même qui disait : « Emma Bovary, c’est moi ! » — en définitive, l’âme romantique, chimérique et forcenée… Les années passèrent. Il voyagea en Égypte et en Orient. Ce germe de roman tout personnel, tout subjectif y trouva un terrain propice où s’épanouir. Le voyageur fût violemment frappé par ce qu’il avait sous les yeux. Il s’enthousiasma, il regarda avidement, il réfléchit sur ce qu’il avait vu, — et, de tout cela, sortit Salammbô. « La femme amoureuse du dieu » devint la fille des Suffètes de la mer. Le petit roman sentimental, auquel il avait pensé d’abord, devint la « représentation » de Carthage, de son empire maritime, de sa richesse, de ses entreprises et de sa pensée, de ses dieux, de sa civilisation tout entière.

Et voilà le miracle accompli par cette prodigieuse imagination de grand voyant. Flaubert, comme il le voulait, a