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Rabelais : qui sait si sa famille n’avait pas là quelque ferme et s’il ne fut pas allaité, comme il nous dit que le fut Gargantua, par des vaches semblables à celles que l’on voit paître à cette heure dans ces riches prairies ? Et pourquoi nous apprendrait-il que la charrette à bœufs de son héros avait été construite par Jean Denyau, si ce n’était là le nom d’un charron qu’il eût connu ? Aussi bien, nous savons qu’un tenancier de Seuilly portait ce nom… Quelques chapitres plus loin, il nous montre Gargantua partant à cheval pour Paris, chaussé de bottes fauves que « Babin nomme brodequins : » un document nous a conservé le nom de ce Babin, cordonnier à Chinon (I, xvi). Enfin, si la description et l’interprétation de cette livrée blanche et bleue qu’on fait à Gargantua occupent trois chapitres bien longs de son livre, ne serait-ce point que le petit François avait été voué au blanc et au bleu ? Peut-être… Ce qui paraît en tout cas certain, c’est que de trois à cinq ans, l’auteur de Pantagruel passait le temps comme son héros et tous les enfants du monde : « c’est assavoir à boyre, manger et dormir ; à manger, dormir et boyre ; à dormir, boyre et manger. »

Sans doute encore, lorsqu’il nous décrit le cheval de bois et les bâtons de toute sorte sur lesquels cavalcade Gargantua, Rabelais se rappelle comment il faisait, au même âge, « penader, saulter, voltiger, ruer et dancer tout ensemble » ses coursiers imaginaires le long de ce modeste escalier de La Devinière qui devient plaisamment les « grands degrés » du château de Grandgousier. Tout porte à croire d’ailleurs qu’il n’était pas beaucoup plus réservé que le petit géant dans ses (propos, et même que « ses gouvernantes, » s’il en avait, ne jouaient pas avec lui d’une manière bien différente de celle dont usaient les femmes chargées de Gargantua : le journal d’Heroard a fait assez connaître au public que nos ancêtres n’avaient pas les mêmes idées que nous sur la révérence due aux enfants.

À Chavigny-en-Vallée et à Varennes, Antoine Rabelais possédait un « chastel » et des terres. Pour s’y rendre, de La Devinière, François devait traverser la Loire à Montsoreau, où il existe encore un bac et un passage d’eau. Et ne se baignait-il pas là, comme Gargantua ?[1]. La petite cité a gardé les restes d’un beau château du XVe siècle qu’il vit debout encore. C’était

  1. I, ch. xxiii.