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IV


La Grange, 13 vendémiaire.

Je ne puis vous exprimer, chère madame, les sentiments de reconnaissance et de tendresse dont votre lettre m’a pénétré. Je savais que, pour connaître quelle amie vous êtes, il faut avoir été proscrit et prisonnier. Je vois qu’il vaut encore mieux avoir été mort et ressusciter pour jouir de cette précieuse amitié. La nouvelle de mon décès est la première que j’ai lue en arrivant d’Auvergne. Mon amour-propre cherchait une intention à ce bruit. La mort de mon voisin, M. de Grisenvoie, m’a persuadé que ce n’était qu’une méprise. Je rends grâces à l’erreur qui prouve de plus en plus la vérité d’un attachement auquel j’ai tous les droits de ma vive et profonde affection pour vous. Je vous remercie de n’avoir pas eu besoin de nouvelles assurances pour être convaincue de la part que je prenais à tout ce que vous avez éprouvé. J’étais en course alors et j’ai compté sur la sagacité de votre cœur : mais votre excellent billet m’a trouvé au moment de vous écrire et je regrette de n’avoir pas prévenu votre question sur l’ouvrage de monsieur votre père[1]. Vous ne doutez pas du plaisir très grand qu’il m’a fait dans toutes ses parties et surtout lorsque, reconnaissant l’impossibilité heureuse à mon gré des institutions héréditaires, il nous donne en faveur de la République tout l’éclat, le poids, toute la moralité de son opinion. Je vous prie de lui présenter mes tendres hommages. Nous avons fait une visite de famille à ma tante, qui a partagé notre sentiment pour mon aimable belle-fille[2]. J’espère que nous aurons bientôt le plaisir de vous la présenter à La Grange. Nous irons le 15 octobre à Paris pour dire adieu au général Fitzpatrick et à M. et Mme Fox, qui ont passé quelques jours ici[3]. Je me flatte que Mme d’Hénin[4]et

  1. Il s’agit de l’ouvrage intitulé : Dernières vues de politique et de finances, publié dans la première semaine d’août 1802, qui irrita vivement Bonaparte, bien que, dans la préface de l’ouvrage, M. Necker eût appelé celui-ci l’homme nécessaire et qui fut un des premiers griefs du Premier Consul contre Mme de Staël.
  2. George Washington La Fayette avait épousé Mlle Emilie Destutt de Tracy.
  3. Fox, l’illustre homme d’État anglais, était venu à Paris en 1802, après la paix d’Amiens. Il venait d’épouser Mrs Armistead avec laquelle il avait entretenu une longue liaison.
  4. La princesse d’Hénin, née de Mauconseil, était fille d’un ancien page de Louis XIV et d’une mère dont la beauté avait été distinguée par Louis XV ; mais lorsque naquit celle qui devait être un jour la princesse d’Hénin, Louis XV fit ce jeu de mots d’un goût douteux : « Elle n’est ni de moi ni de mon conseil. » Elle avait épousé le prince d’Hénin, qu’on appelait, à cause de sa petite taille, « le nain des princes. » Il périt sur l’échafaud en 1794. La princesse, qui avait émigré, s’occupait activement avec Mme de Staël de faire évader de France leurs amis, dont quelques-uns étaient même en prison. V. Le Salon de Mme Necker, t. II, p. 261 et suiv.