Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 6.djvu/248

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch ; je m’approche de l’appareil : « Etes-vous encore en vie ? » me demande le Grand-Duc. Je m’informe à mon tour de ce qui se passe au palais. Il me répond que toutes les lumières ont été éteintes et qu’il s’est retiré dans une chambre sur la cour. Le palais du Grand-Duc se trouvait quai de la Cour, donnant, de l’autre côté, sur la rue Millionniaia.

Ce cauchemar dura jusque vers les trois heures de la nuit, où la fusillade commença à diminuer. Les défenseurs du Palais d’Hiver n’étaient pas en nombre : ils durent céder aux masses qui les assaillaient de tous les côtés ; le Palais d’Hiver fut pris, envahi par les bandes bolchévistes. Leur premier soir fut de se ruer dans les caves ; le vin coulait à flots : ce fut un tableau indescriptible de débauche, de pillage et de massacre.

C’est ainsi que, le matin du 8 novembre, la ville se trouva privée de tout gouvernement, livrée entièrement aux bolchevistes. Aussitôt commencèrent perquisitions et arrestations. On traquait partout les officiers et les soldats qui n’appartenaient pas à l’armée rouge.

Les jours suivants, on vécut dans l’attente. L’existence quotidienne continuait son train. Nous allions comme de coutume tous les matins au palais du Grand-Duc, son intendant, M. Molodovsky, et moi ; l’aide de camp, prince Troubetskoy, y venait souvent aussi. Le Grand-Duc nous gardait à déjeuner. Nous étions ordinairement quatre à table ; quelquefois venait le frère du Grand-Duc, le grand-duc Serge Mikhaïlovitch, et de temps en temps un ou deux invités. Les provisions commençaient à devenir très chères ; la farine blanche était très difficile à trouver ; mais le Grand-Duc en avait encore une petite provision apportée de son bien du gouvernement de Kerson. Les banques continuaient à fonctionner. Sans doute il était à prévoir que leurs jours étaient comptés et que les bolchévistes ne tarderaient pas à mettre la main sur elles ; mais bien peu s’en avisèrent.

Pourtant le Grand-Duc commençait à ranger et emballer les plus précieux objets de ses collections. Les miniatures furent mises à part et confiées à un ami qui avait des caves, dont il disait être sûr, dans sa propriété près de la frontière de Finlande. Les tableaux, — le portrait de l’empereur Napoléon en costume du sacre par David, le portrait du prince Zouboff par