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femme, pour obéir aux volontés qu’il prêtait à Dieu. Pierre Tallemant n’allait pas à une telle déraison. Toutefois, il cédait à quelque mysticisme. Ces gens étaient un peu toqués. Mais, comme il arrive, leur toquade se tenait à l’écart des affaires, ne gagnait point leur esprit de négoce et leur laissait une excellente habileté de s’enrichir, leur laissait aussi le goût d’une vie opulente. M. Emile Magne nous mène chez ces gros bourgeois de La Rochelle, très dévots à leur manière, et très vaniteux par ailleurs, enchantés de luxe et qu’anime une émulation de bien vivre et goulûment. Pierre Tallemant, son orgueil est le faste de nourriture. Les marchands de tous pays, ses fournisseurs et clients, commissionnaires et correspondants, sont par lui traités sans pingrerie. Quels repas ! Chapons qu’il a fait venir du Maine, « faisans lardés de rubis, perdrix aux pattes dorées, levrauts couronnés et passementés de diamants ou d’émeraudes et que l’on nommait carabins de Bacchus, salades confites dans le sucre et parfumées à la civette, turbots à la mosaïque, brochets à l’allemande, pâtés appelés le pillage des dents, popelins dit le réveille-matin des moines, olives à la Sévillane, épices du Levant, » et les vins des meilleurs crus et des meilleures dates.

Le 2 octobre 1619, Marie Rambouillet, femme de Pierre Tallemant, mit au monde un garçon qui reçut, au baptême de l’église réformée, le prénom de Gédéon. C’était son troisième enfant : on l’appellera Des Réaux, du nom d’une terre sise en la paroisse de Néris, près de Montluçon en Bourbonnais. Précisément à l’époque où Des Réaux naquit, les Tallemant, qui conservaient leur établissement de La Rochelle, eurent la profitable pensée de fonder à Bordeaux un autre comptoir. Ils demeurèrent à Bordeaux quelques années et ainsi n’étaient plus à la Rochelle quand Richelieu mit le siège devant cette place. Mais ils s’occupèrent de la sauver par les moyens qui ne semblent pas les plus admirables. Au printemps de l’année 1628, Pierre Tallemant fréquente la maison du cardinal. Son beau-frère Paul Yvon, que l’on dit fol et qui a probablement quelque malice dans sa folie, abjure le protestantisme et est choisi par Jean Guiton, maire de La Rochelle, pour obtenir du Roi des conditions douces. Les Rochelais détestent Paul Yvon : Jean Guiton le désavoue. Mais Richelieu envoie aux assiégés Pierre Tallemant, qui n’est point accueilli avec amitié, qui néanmoins s’acquitte sans niaiserie de son ambassade. Il obtient par ses manigances la faveur du Roi et du cardinal. Son rôle, devers ses compatriotes et coreligionnaires, est d’un « agent de démoralisation. » Peut-être, d’ailleurs, croyait-il que les