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montagne, quand la baleinière accoste à Daphni. Plus de nuées grises ; sur la terre, L’abondante et froide rosée de la nuit ; l’eau a la transparence d’une pâle émeraude ; aux senteurs pénétrantes des mousses fraîches, des myrtes mouillés et des jeunes fougères, se mêle l’âpre odeur des algues marines. Nul ne nous attend ici. Un jeune gendarme hellène, joufflu et rubicond, s’empresse au-devant de nous. « Pas de mulets ? » interroge le général. Et le gendarme bébé d’expliquer que la surprise est complète, mais que du proche monastère chevaux et mulets vont accourir. Sous une pergola aux pampres couleur de rouille, nous nous laissons gagner sans impatience par le silence et la paix d’alentour. La montagne sainte n’est qu’un temple immense où des milliers de méditations inlassées font monter vers le ciel leur silencieuse prière. Il semble que tout bruit soit une impiété. La femme, être trois fois impur, n’apporte ici ni la grâce de son sourire, ni l’enchantement de ses cantilènes, ni les adorations éperdues ou passionnées de sa foi mystique. L’anathème farouche que, depuis mille ans, le vieil Athanase a jeté sur elle, la bannit pour toujours de cette terre inviolée. Elle viendra, semblable aux femmes de Russie, écrasée sous le poids de l’humiliation à laquelle son sexe la condamne, se prosterner sur le pont du navire, pleurer, sangloter, tendre les mains, comme si l’interdiction inexorable laissait subsister en son âme abandonnée les affres du péché originel. La haine de l’Athos pour la femme est telle que la prohibition s’étend aux femelles des animaux domestiques. La vie est grave, la vie est terne, la vie est muette à l’Hagion Oros. Il y flotte comme le deuil de toutes les délicieuses ivresses, de toutes les adorables tendresses de ce monde. Et c’est un contraste troublant que celui d’une nature façonnée par la Beauté, parée de toutes les grâces sylvestres, animée par toutes les puissances créatrices… et d’une Humanité contemplative, dolente, amputée de ses désirs terrestres, entrée pour ainsi dire à demi dans la tombe. Quel paradis d’amour pour une vie de sépulcre !

Tandis que nous rêvons, Daphni sort de sa torpeur nocturne. Des moines, surgis on ne sait d’où, vont de ci de là, de leur pas indolent et lourd, sans but, par curiosité, par habitude d’errer. Ils vont, les solitaires, dans leurs vieilles robes noires, lustrées par l’usage, effilochées à la traîne et aux