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Le Turc n’a point osé franchir le canal ensablé de Xerxès ni troubler les saintes méditations des anachorètes de l’Athos. L’Hagion Oros, toujours paré de son immuable jeunesse, passe depuis dix siècles à travers la vie, indifférent à ses convulsions et à ses troubles ; et, depuis dix siècles, les mêmes forêts de mélèzes, de chênes, de châtaigniers et de bouleaux étendent jusqu’à la mer leur mante de peluche aux couleurs changeantes. La presqu’île vit de recueillement et d’extase : il flotte autour d’elle un air d’éternité.

En ce premier jour de novembre, les frondaisons persistantes ont pris les tons délicatement variés de vert, de gris et de rouille de l’automne à l’agonie. N’était la mer, on se pourrait croire au pied de quelque contrefort boisé des Alpes, terminé par une magistrale aiguille de calcaire. Et l’on en veut presque aux moines d’avoir troublé l’harmonieuse beauté du trident sauvage de la Chalcidique !

Le jour se fait blafard et mouillé, tamisé par des vapeurs légères qui s’accrochent aux cimes, traînent en longues quenouilles effilochées le long des pentes. Dans le matin sans aurore et sans brise, pas une fumée, vivante, pas un tintement d’angélus, pas un bruissement de feuilles, pas même le frémissement lointain, montant des vallées comme la clameur assourdie de la vie qui s’éveille ! Au milieu de ses hautes futaies, le saint couvent de la très grande Lavra, — le plus ancien des monastères, — dort, semble-t-il, pour l’éternité. La montagne sacrée s’enveloppe d’un silencieux et troublant mystère, et l’on sent près d’elle peser sur l’âme recueillie les méditations accumulées de dix siècles.

Le Diderot, géant d’acier aux cinq cheminées, s’est présenté à la pointe extrême du promontoire, au pied même de l’Athos, afin de choisir, soit à l’Est soit à l’Ouest, suivant le temps, un point propice au débarquement. La Providence n’a-t-elle pas, pour répondre aux désirs de saint Athanase, entouré l’Hagion Oros d’une mer si profonde que nul bâtiment n’y peut jeter l’ancre ! On chercherait vainement — et le cas est très rare dans l’Egée — sur les deux versants, un havre naturel, un simple refuge de barques. Cà et là, de minuscules grèves marquent de leur croissant d’or l’aboutissement des torrents. A quoi bon communiquer avec le monde ? N’est-ce pas pour le fuir, pour mettre entre eux et lui de