Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 6.djvu/184

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

printemps, à l’époque héroïque des Dardanelles, dans la cristalline lumière de l’Egée, j’avais aperçu, plantée au-dessus de Samothrace, la flèche lancéolée et toute blanche de la sainte montagne. Quel tressaillement ! J’avais frémi, ainsi que les Croisés à la première vision de Jérusalem. Ce n’était que vision fugitive. Insensiblement, la cime éblouissante avait caché ses neiges derrière l’écran argenté de Lemnos, en m’abandonnant à mes rêves ressuscites. Durant des jours, durant des mois, flamboyant au soleil d’Asie, la pyramide sacrée m’avait montré, par-dessus les îles, ou suspendue dans les brumes de l’horizon, sa gemme terminale ; et je m’étais accoutumé de croire mélancoliquement que l’Hagion Oros serait à mes yeux une terre de Chanaan, où, comme Moïse, je n’entrerais jamais. Et voici qu’aujourd’hui, fête de tous les saints, annonciatrice de l’hiver, le vieil Athos, drapé en son manteau automnal de grisailles ouaté de floconneuses brumes, se montre à mes yeux de dévot dans sa hiératique majesté de gardien éternel, veillant sur la cité sainte.

L’Orient, champ clos de toutes les invasions dévastatrices, a perdu depuis longtemps sa chevelure de forêts et jusqu’aux chaumes de ses sommets. Les terres ont ruisselé dans les vallées et vers les eaux profondes. Partout des carcasses d’îles aux échines de granit ou de marbre ; des squelettes de montagnes, que l’implacable soleil calcine et blanchit. La malédiction inflexible des Dieux pèserait sur ces régions désolées, où l’âme antique vient sourire encore, s’il ne leur restait l’incomparable noblesse de leurs lignes et la féerie de leur lumière. Quand le soir tombe, que les crêtes étincellent, que les vallons s’éteignent, que les pentes éclairées se voilent légèrement de vieil argent, de mauve et de turquoise, que dans un indescriptible et mouvant chaos ombres et clartés s’entrechoquent, il monte de la terre un hymne si harmonieux de couleurs et de lignes que l’œil ne cherche plus les forêts chantées par les aèdes antiques et que l’âme pardonne à l’Orient son orgueilleuse nudité et son miroitement de sépulcre. Seule, par un privilège qui tient du miracle, la presqu’île sacrée garde encore ses bois inviolés et le rire sonore de ses cascades. Les Nymphes et les Dryades s’y seraient à coup sûr réfugiées, si l’ostracisme du vieil Athanase ne s’appesantissait sur elles pour l’infini des temps.