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Hélas ! elles étaient toujours blanches, mais ses yeux congestionnés ne les apercevaient plus qu’à travers un nuage sanguin.

Les atroces douleurs fulgurantes du tabès le torturaient, sillonnant les membres inférieurs, remontant du tronc jusqu’à la face ; les yeux s’obscurcissaient, la lecture et l’écriture devenaient de jour en jour plus difficiles. Courbé sur sa tâche avec une abnégation surhumaine, l’héroïque travailleur s’obstinait contre la souffrance. Ayant consenti le sacrifice de sa vie, il implorait seulement la Providence de lui laisser achever son œuvre.

À l’automne de 1824, pourtant, désormais incapable de déchiffrer un texte, de retenir une plume entre ses doigts raidis, il lui fallut se résoudre à lire par les yeux d’autrui, à dicter au lieu d’écrire et s’aider d’un secrétaire. Dans cette extrémité, il eut recours aux amis dévoués qui l’entouraient de leurs soins. Arnold Scheffer lui désigna un jeune publiciste, son compagnon de captivité à Sainte-Pélagie. C’était Armand Carrel. L’ancien officier « forte tête » du 7e Léger, l’ex-volontaire de Riégo, n’était alors connu que pour ses démêlés avec l’autorité militaire. Condamné à mort par le conseil de guerre de Marseille pour sa participation à la guerre d’Espagne dans les rangs des « Constitutionnels, » puis absous par celui de Toulouse, ayant quitté l’armée, il cherchait sa voie, ambitieux et déterminé, mais sans vocation encore bien dessinée pour les lettres. L’exemple et les directions d’Augustin Thierry exercèrent, à n’en point douter, une influence décisive sur son esprit.

Sa besogne était simple, presque exclusivement matérielle. Il prêtait à l’historien le secours de sa plume, et de temps à autre, si celui-ci se trouvait d’aventure indécis entre deux expressions ou deux formes de langage, se voyait appelé à lui donner quelque « avis de bon sens. » Les derniers livres de la Conquête furent ainsi composés et dictés.

Cependant, le mal qui s’était abattu sur Augustin Thierry faisait des progrès effrayants. En vain, avait-il épuisé tout l’arsenal de la thérapeutique : les remèdes les plus violents demeuraient sans effet. À bout de ressources, le docteur Louis lui ordonna de voyager. Sur le conseil de Fauriel, il décida de gagner Milan par Genève pour aller rendre visite à Manzoni.