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sur des sujets. Villemain a prononcé le mot définitif : « Nul n’est mieux préparé qu’un improvisateur. » L’improvisateur, en effet, parle sur les idées qu’il a longtemps portées en lui. Quant à la forme, qu’on réfléchisse qu’il suffit à un orateur d’avoir à sa disposition quinze cents à deux mille mots, qu’il lui appartient par une révision sévère de son langage d’en faire une sélection telle que le mot soit toujours propre, l’image exacte, la métaphore adéquate au fait, et qu’alors une sorte de mémoire inconsciente, quand on a coutume souvent d’y faire appel, place les mots naturellement sur les lèvres. Les mots appartiennent à tous, mais ce qui n’appartient qu’à quelques-uns, c’est la divination de ce que sera l’auditoire et la force ou la souplesse dont il faudra, vis-à-vis de lui, faire emploi.

Dans cet art de la parole, éloigné dès la jeunesse de cette facilité étourdissante qui tombe si souvent au verbiage, M. Millerand est un « debater. » Il ne parle pas, il agit. Il ne cherche pas à impressionner, mais à convaincre, ne répand pas autour de lui les grâces souvent fanées de la rhétorique, ne cherche pas à plaire, s’inquiète peu de savoir si on lui donne raison, pourvu qu’au tribunal forcément arbitraire de sa conscience, il sente qu’il ait raison. Je ne garantis pas que les événements, et encore moins les hommes, se soient toujours accordés avec son jugement. Faillible moi-même, comme tout être, je ne me charge pas de délivrer ici un certificat d’infaillibilité. Mais il y a tout de même quelque chose d’étonnant et même de grand à voir cet homme, isolé dans sa force, sur le champ du combat civique, en apparence étranger à ses émotions. Quant à sa forme, elle est mesurée et grave. Il ne revêt pas sa pensée de l’armure qui étincelle aux jours de bataille, et qui a souvent, pour l’adversaire adroit au jeu de l’escrime, plus d’un défaut. Il l’enveloppe d’un vêtement souple et fort, serré autour d’elle suffisamment pour en laisser apparaître la musculature puissante.

Et surtout, qu’on n’aille pas supposer que cette qualité de « debater, » que cet art de nouer les arguments en faisceau et d’en frapper les adversaires à la tête lui soit une habitude conquise au Barreau. C’est une erreur très répandue que celle au nom de laquelle on proclame que le Barreau prépare à la Tribune. La tribune n’a pas de pire ennemi. Qu’on daigne réfléchir en effet, qu’à la barre l’avocat doit tout dire, tout lire, pour ainsi parler, épeler toutes les lettres de son dossier, qu’il