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Dostoïewsky, le rôle de cette année 1870. A côté de l’Occident gangrené, pourrissant, l’immense Russie vierge lui apparut comme la grande réserve de l’avenir, la ressource ménagée par la Providence pour la régénération du monde. C’est alors qu’il commence le Journal d’un écrivain, — ce recueil d’une foi ardente, qui a fait pour sa gloire plus que tous ses romans, — et qu’il se met à composer les plus prodigieux de ses livres « apocalyptiques, » les Possédés et les Frères Karamazov.

On voit maintenant pourquoi Dostoïewsky devait détester Tourguénef : le croyant ne pouvait pardonner au sceptique, l’apôtre s’accorder au tiède et au critique, faire des concessions au doute et au libéralisme. Demander des conseils à un monde décrépit, verser le vin nouveau dans de vieilles outres, emprunter les formules d. » cette Europe croulante, c’était une folie et une aberration : que dire du crime de ceux qui refusaient de croire et qui fermaient les yeux ? Cette mission de la Russie, le peuple « déifère, » le « peuple-Christ, » chargé de rétablir le royaume de Dieu sur la terre, était pour le romancier le premier article du Credo. Loin donc de copier ou de singer l’Europe, il fallait faire crédit au jeune « colosse russe, » l’aider à développer son génie spontané. En lui se trouvait la solution de tous les problèmes présents. Est-ce que le Russe depuis longtemps, sans Marx et sans Fourier, par le mir et l’artel (commune et coopérative) n’avait pas trouvé la formule de la société parfaite ? Est-ce que son mépris pour la propriété n’avait pas résolu d’avance la question du capital ? Est-ce que la plus grande révolution du monde, l’abolition du servage, qui avait coûté à l’Europe des siècles de tempêtes, ne s’était pas accomplie dans la sainte Russie miraculeusement, par un geste et un oukase du Tsar Libérateur ? Telles étaient les raisons de la « foi » de Dostoïewsky : elles font suffisamment comprendre son horreur des Tourguénef et des Karmasinov.

Quant à Tolstoï, l’altitude de Dostoïewsky à son égard est différente. Bien entendu, il ne l’a jamais tenu pour un prophète, ni même pour un « génie. » Il réservait ce nom pour Pouchkine et Gogol. Mais il reconnaissait à son jeune confrère un immense talent, le charme d’un style incomparable et il tenait Guerre et Paix pour l’« histoire » accomplie de la haute société russe. Anna Karénine le frappa plus vivement encore. Tolstoï, de son côté, n’a cessé de manifester envers son grand