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sa femme, lui faisant l’aumône sans la reconnaître, un jour que, dans la rue, elle s’était amusée à lui demander la charité. Mais il faut avouer que des souvenirs de cette nature sont bien peu significatifs et pourraient convenir à mille autres pères de famille, qui n’ont pas écrit pour cela les Frères Karamazov. Encore sommes-nous prêts à en apprécier le naturel, lorsque nous tombons sur d’autres endroits où l’auteur, rougissant de ces anecdotes un peu puériles, a voulu s’élever à des considérations plus graves. Au lieu de raconter tout simplement son père, comme elle l’eût fait pour ses neveux, elle s’est mise en frais de théories qu’elle a jugées sans doute plus dignes du public. Elle n’a point vu qu’il suffisait d’écrire avec son cœur, et a préféré le langage fallacieux de la science. Elle a entrepris de remplacer ses sentiments de femme par des « idées » et de nous démontrer que ce que nous admirons chez le plus original des grands écrivains russes tient en réalité au tempérament lithuanien.

Je vous fais grâce de cette thèse sur les Varègues ou Normands dont l’empire s’étendit au moyen âge de la Baltique à la Mer-Noire, et qui seraient les ancêtres des Lithuaniens actuels et des Dostoïewsky, comme aussi des endroits où l’auteur nous apprend que Tourguénef est un Tartare et Tolstoï un Allemand. Au fond, ce roman scientifique n’est qu’une nuance nouvelle de la manie romantique des généalogies fastueuses. Qu’eût pensé Dostoïewsky de cet entêtement de la naissance ? Tout le monde sait que son père était un pauvre diable de médecin d’hôpital. Lui-même ne se déclare-t-il pas « un écrivain prolétaire ? » Ne savait-il pas tout ce qui le séparait d’un Tourguénef ou d’un Tolstoï, et de la « littérature de grands propriétaires’ ? » Rien que le personnel de ses romans nous avertit que nous sommes dans un monde tout autre : citadins, étudiants, petits fonctionnaires, gens de loi, déclassés, peuple vague des grandes villes, ivrognes, prostituées, revendeuses à la toilette, cohue mélangée qui s’entasse, le long des canaux puants et des sombres péréouloks, dans les mornes casernes des quartiers pauvres de Pétersbourg, pleins de bouges et de sales traktirs, — monde qu’il fréquenta assidûment pendant les dix années qui précèdent son procès, et qu’il a fait sien, comme Rembrandt s’est emparé de la canaille et de la juiverie du ghetto d’Amsterdam.

Il y a d’ailleurs toute une partie du génie de l’écrivain qui