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y eut des bains rituels pour les hommes et pour les femmes, et aussi un petit café, qui fut longtemps la seule Bourse de Pest, avant la création de l’immeuble au bord du Danube. Là se traitaient les affaires, là s’établissaient les cours, llà le propriétaire campagnard se rencontrait avec le Juif qui achetait ses produits ; là se formaient les rêves de fortune qui, on ne sait par quel miracle, quel privilège spécial de la divinité, se transforment si vite, pour cette race élue, en réalités positives. Ce café a vu passer tous ces esprits agiles qui ont fait d’une bourgade la grande ville d’aujourd’hui. On pourrait dire qu’il a été le cœur de la juiverie de Pest, s’il n’y avait eu la synagogue au-dessus du cabaret.

Le café, la synagogue, les bains, les boucheries rituelles de la maison Orczi, tout cela aujourd’hui existe encore, mais dans l’état d’un lieu où cinquante ans de vie juive ont passé. Peu à peu, à mesure que la haute juiverie faisait la conquête de la ville, elle abandonna la maison où s’étaient édifiées tant de fortunes. L’ancien ghetto de riches devint un ghetto de pauvres, le rendez-vous de tous ces Juifs sauvages, ou à peine apprivoisés, qui débarquent tous les jours de Pologne ou des Carpathes. Il y a un instant rapide où on peut encore les surprendre tels que je les ai vus autrefois dans la haute vallée de la Vaag, et dans la plaine de Pologne. C’est vers le crépuscule, à l’heure de la prière de Min’ha. Vous montez à la synagogue, située au premier étage, où l’on célèbre le culte comme on le célèbre en Galicie, suivant le rite hassidite, tout en gesticulations et en cris ; et vous les trouvez là, si je puis dire, dans leur fraîcheur. Beaucoup n’ont pas encore eu le temps, ni même le désir, de rien changer à leur costume, mais la plupart se sont déjà plus ou moins transformés. Cette foule d’Orient, en marche vers l’Occident, a déjà franchi une étape. Parmi les chapeaux ronds et les longues lévites crasseuses, voici des hauts-de-forme, des cronstadt, des melons verdis et toute une défroque de vestes et de redingotes décrochées chez le fripier. Sur bien des joues, au lieu des longues papillotes, on ne voit plus aux tempes qu’une mèche, une boucle, une sorte de frison, une blonde vapeur ou bien une virgule noire, qui se confond avec les poils de la barbe. Mais ce qui demeure toujours intact, toujours inaltéré dans cette synagogue, c’est quelque chose qui survit chez Israël à tous les changements de costume et de fortune, et même à toutes les