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Aujourd’hui, après vingt années, je reviens à Budapest ; et sur le bateau qui m’emmène au courant du large Danube, entre des rives plantées de saules, ces impressions, déjà lointaines, se mêlent à un autre souvenir qui, celui-là, date d’hier : la signature, à Versailles, du traité avec la Hongrie.

C’était au palais de Trianon, dans une salle longue et magnifique, décorée de hautes glaces et de panneaux qui figurent les jets d’eau, les grottes et les bassins de Versailles. Par les fenêtres ouvertes, on voyait, sous un ciel un peu voilé, les pelouses et les arbres du jardin, tandis que dans la salle s’agitait et bavardait une compagnie assez nombreuse d’hommes et de femmes, réunis là comme pour un thé élégant. Tout à coup, un huissier jeta sur l’assemblée ces mots retentissants : « Messieurs les Plénipotentiaires hongrois ! » Et l’on fit asseoir tout le monde, comme l’exigeait le protocole envers des gens qui, pour quelques minutes, étaient encore en guerre avec nous. Alors, dans un émouvant silence, vers une table en fer à cheval autour de laquelle avaient pris place une cinquantaine de diplomates alliés, on vit s’avancer un petit groupe d’hommes, l’œil fixe, le visage pâle et la démarche un peu raide. C’étaient les personnages délégués par la Hongrie pour signer, dans ce salon rayonnant de grâce et d’été, l’acte qui enlevait à leur patrie les deux tiers du territoire qu’elle occupait depuis mille ans. Un trait de plume allait détacher de la Couronne de Saint Etienne le vaste cercle de montagnes qui entoure la grande plaine hongroise, et les millions d’habitants de races diverses, Slovaques, Ruthènes, Roumains, Serbes, Saxons, Tziganes, Juifs et purs Magyars, toutes ces populations qui vivent, inextricablement mêlées, dans les Marches- de Hongrie. Sous leurs redingotes correctes, ces plénipotentiaires m’apparaissaient, à ce moment, pareils aux bourgeois de Calais : dans leurs longues chemises flottantes, et je sentais combien devaient peser à leurs mains les invisibles clefs qu’ils portaient. Je connaissais l’étendue de leur perte et quel fort sentiment attachait le cœur hongrois à ce domaine millénaire. Des images d’un romanesque charmant se levaient dans ma mémoire : hautes vallées silencieuses, fuites de chamois dans la neige, sapins déchiquetés sur le bord des torrents, vieux châteaux à moitié ruinés couronnant le roc et la forêt, où avaient vécu des héros dont on me racontait la légende, villages où étaient nés des poètes dont on me récitait les vers, vieilles